[Art Communication & Technologie]

 INFONOISE
www.arteshok.com

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Infonoise est une installation interactive, issue d'une collaboration internationale en ligne. Gordana Novakovic1, qui vit à Londres, est la conceptrice du projet, Zoran Milkovic, à Belgrade, est le technicien. Le musicien, Rainer Linz, vit en Australie, à Melbourne. L'installation a été présentée en mai 2001 à Belgrade au Centre Culturel Rex.

 

I. Présentation de l'installation:

Un film, créé à partir d'une peinture de Gordana Novakovic, est projeté à l'aide de 6 projecteurs vidéo sur une sculpture en fibre de verre semi-transparente de 8 m de diamètre qui représente le ruban de Moebius.
Cette sculpture est donc l'écran sur lequel est projeté le film, qui s'étend ainsi sur la boucle sans fin du ruban.
La projection est à plusieurs niveaux, puisque sur cette sculpture viennent aussi se projeter des titres de journaux du monde entier, réactualisés régulièrement.
Un environnement sonore composé de musique électronique et de voix dans plusieurs langues est diffusé par 12 haut-parleurs. Ces éléments sonores sont mis en boucle.
Une interaction entre le public et l'installation existe grâce à des senseurs qui enregistrent les informations de mouvement. Les senseurs "essayent de capter l'impression de la totalité de tous les mouvements dans l'espace"2, et non pas de ceux de chaque individu séparément. Les images projetées donnent une impression de mouvement et le ruban semble animé comme un organisme vivant.

 

 

II. Symboles et métaphores

Le choix du ruban de Moebius, forme et symbole mathématique de significations diverses est lié à une évolution spécifique chez l'auteur.

1) Le serpent

Dans les tableaux de Gordana, la figure du serpent ou les formes serpentines (sortes de lianes qui évoluent au fond de l'eau, se glissent entre des architectures englouties...) sont depuis longtemps un leit-motiv important.
Le serpent est une figure complexe, au symbolisme multiple où des couples d'opposés se confondent (jour/nuit, bien/mal, vie/mort, masculin/féminin...). Symbole de l'énergie primordiale, figuration du chaos originel, archétype maternel (lié à la déesse des origines dans de nombreuses cultures...), le serpent est une figure polyvalente...
Pour Jung, le serpent incarne le psychisme obscur, l'inconscient.
L'inconscient individuel de l'artiste, ici, qui donne à voir son monde intérieur, un paysage de rêve, mais aussi l'inconscient collectif, à travers les archétypes qu'elle utilise. Cet inconscient collectif, elle cherche aussi à en trouver un équivalent avec l'Internet et avec ses installations, dans une évolution qui passe de l'image fixe (les tableaux) à l'image mobile (la vidéo) et aux installations interactives où le public fait partie intégrante de l'oeuvre.

2) L'ouroboros

Des figures serpentines, Gordana est passée à des installations où apparaît la figure symbolique de l'ouroboros, le serpent qui se dévore la queue. Ce symbole représente, sous une forme animale, le cercle de "l'éternel retour". Cette idée d'un éternel retour des choses, d'une répétition des événements liée à une vision cyclique de l'Histoire, se retrouve dans "Infonoise", avec l'utilisation des titres de journaux du monde entier qui sont projetés sur la sculpture et s'ajoutent à l'environnement sonore. Ils évoquent l'idée que l'Histoire, ou plutôt la vision de l'Histoire se répèterait. Titres stéréotypés, clichés... Comme le dit le titre "infonoise" : bruit informatique, mais aussi bruit de l'information.

3) La bande de Möbius

Du serpent, l'artiste est passée à la figure plus spécifiquement symbolique de l'ouroboros, pour arriver à une figure abstraite, celle de la bande de Möbius, symbole mathématique, figure formée par une bande de papier dont les côtés sont collés bout à bout après torsion d'un demi-tour, de façon à créer une figure qui n'a ni envers ni endroit, et qui n'a qu'une seule face: figure symbolisant donc une sorte de mouvement infini. En elle se retrouve l'idée de cercle, d'éternel retour, mais aussi l'idée d'inconscient. Ainsi Lacan reprend souvent dans ses séminaires 3 l'image de la bande de Möbius, qu'il compare au noeud borroméen. Cette bande de Möbius "qui n'a pas d'envers, dont l'endroit continue l'envers" permet à Lacan d'évoquer l'inconscient.

Inconscient et conscient, mais aussi réel et virtuel sont intimement liés, comme dans le ruban de Möbius l'envers et l'endroit.

La métaphore de l'inconscient parcours le travail de Gordana, du serpent au ruban de Möbius en passant par l'ouroboros. Et la sculpture du ruban de Möbius se présente comme un "organisme autonome" : le serpent n'est pas loin.

En faisant participer le public, aussi bien dans le cadre de l'installation que par l'intermédiaire de l'Internet (projet de "représentation théâtrale" sur l'Internet), on peut voir une tentative de créer une "pensée" collective qui pourrait rappeler ce qu'évoque le philosophe Pierre Levy à propos du Cyberspace, où les idées se rejoindraient dans une "danse des anges". Mais ici il s'agit de communication "non verbale", d'un mouvement collectif plutôt que d'un cerveau géant.

La participation du public - qui donne son sens à l'installation - a quelque chose du rituel, et peut ainsi se rapprocher du théâtre, d'un théâtre "métaphysique" peut-être, tel que l'évoque Antonin Artaud dans son manifeste "Le théâtre de la cruauté", source d'inspiration importante pour l'artiste.

 

 

III. Le théâtre d'infonoise et Antonin Artaud.

L'idée de "théâtre" existe aussi bien dans l'installation que dans le site internet, qui se présente comme une représentation théâtrale à laquelle les internautes pourront participer.

Dans ce "théâtre" immergé dans le "bruit" informatique, le manifeste d'Antonin Artaud semble avoir trouvé un double électronique.

1) La scène

Forme quasi organique sur laquelle vient se projeter un film démultiplié, le ruban de Möbius est comme un acteur actif et passif à la fois, qui reçoit des informations visuelles et les transmet aux spectateurs, tout comme il reçoit les informations de mouvements du public, qui le mettent lui-même en mouvement.

Spectacle "intégral" donc, dans un "lieu unique" où spectateurs et spectacle sont en "communication directe", comme le souhaitait Antonin Artaud.

2) Vibrations sonores et lumineuses.

Dans le film, qui est au coeur de l'installation, le son qui accompagne le mouvement serpentin de l'image est primordial. Les auteurs "ont suivi la structure du canon comme une analogie entre la structure de l'installation interactive et la musique polyphonique." Différents thèmes sont développés simultanément : la musique est accompagnée par l'explication du projet dite par les trois auteurs dans trois langues différentes (anglais, français et serbe). Ces voix sont comme des éléments polyphoniques : "L'intention n'était pas de lire l'explication, mais de créer des éléments vocaux pour le son." Dans l'installation, les titres de journaux, lus à voix haute, assument cette fonction. Cette idée se rapproche de celle d'Artaud lorsqu'il affirme, dans le premier manifeste, qu'il faut "rompre l'assujettisement du théâtre au texte" et " retrouver la notion d'une sorte de langage unique à mi-chemin entre le geste et la pensée"4, et plus loin que "ce que le théâtre peut encore arracher à la parole, ce sont ses possibilités d'expansion hors des mots, de développement dans l'espace, d'action dissociatrice et vibratoire sur la sensibilité"5

Dans le film comme dans l'installation interactive, le son envahit l'espace, pénètre le spectateur. De la même manière, "le théâtre de la cruauté", selon Artaud, "utilise des vibrations et des qualités de voix. Il fait piétiner éperdument des rythmes. Il pilonne des sons. Il vise à exalter, à engourdir, à charmer, à arrêter la sensibilité."6. "Il s'agit - déclare Artaud - de "donner aux mots à peu près l'importance qu'ils ont dans les rêves."7. Les images d'un monde rêvé projetées sur le ruban de Möbius sont ainsi accompagnées de mots qui semblent surgir d'un univers onirique.

Aux voix humaines se mêle la musique électronique, et là encore, Artaud faisait appel à des "instruments nouveaux" : "la nécessité d'agir directement et profondément sur la sensibilité par les organes invite, du point de vue sonore, à rechercher des qualités et des vibrations de sons absolument inaccoutumées (...) Elles poussent aussi à rechercher, en dehors de la musique, des instruments et des appareils qui, basés sur des fusions spéciales ou des alliages renouvelés de métaux, puissent atteindre un diapason nouveau de l'octave, produire des sons ou des bruits insupportables, lancinants."8.

Les vibrations sonores se mêlent aux vibrations lumineuses, dans un spectacle total, où spectateurs et spectacle interagissent.

 

 

3) Möbius

Encore un clin d'oeil, une analogie entre le texte d'Artaud et l'installation infonoise. Le poète utilise des termes qui pourraient évoquer le ruban de Möbius. Ainsi, dans une de ses "lettres sur la cruauté", lorsqu'il écrit que "dans un monde circulaire et clos il n'y a pas de place pour la vraie mort", et que "le bien est toujours sur la face externe mais la face interne est un mal"9. Dans "Le second manifeste" du "théâtre de la cruauté", il écrit encore "Et dans l'homme il fera entrer non seulement le recto mais aussi le verso de l'esprit ; la réalité de l'imagination et des rêves y apparaîtra de plain-pied avec la vie."10.

 

Devant le lumineux ruban de Möbius installé dans la boîte noire que représente la salle où se meut le public, une dernière citation d' Antonin Artaud s'impose : "Dans l'état de dégénéréscence où nous sommes, c'est par la peau qu'on fera rentrer la métaphysique dans les esprits."11

 


Anguéliki Garidis

Note 1: pour une présentationdes artistes, voir le site www.arteshok.com
Note 2: Cf. présentation des artistes
Note 3: Lacan, Séminaire: Livre 11 : les 4 concepts fondamentaux de la psychanalyse.
Livre 20 : Encore.

Note 4: 1er Manifeste du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 136-7)
Note 5: 1er Manifeste du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 138)
Note 6: 1er Manifeste du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 140)
Note 7: 1er Manifeste du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 145)
Note 8: 1er Manifeste du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 147)
Note 9: Lettres sur la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 161)
Note 10 : 2d Manifeste du théâtre de la cruauté (Le Théâtre et son Double, pp. 190)
Note 11: Le Théâtre et son Double, pp. 153