Peter Gnass dans son atelier à Barjols, juillet 2011


Sculptures
Progressions
Projections
« La Multitude déchue »
L'ami de longue date, par Natan Karczmar


Les points de vue de Peter Gnass, artiste savant et espiègle

 

Ma première rencontre avec l’œuvre de Peter Gnass fut accidentelle. Rentrant chez moi, un après-midi, mon regard a été arrêté par un étrange affichage, collé sur une de ces excroissances blanches en forme de cheminée recourbée, devant le Centre Pompidou. Des statues juxtaposées me tournaient le dos. Je me suis interrogée un instant sur l’origine et le sens de cet affichage, avant de l’oublier dans le tourbillon de mes occupations.

Plus tard - à moins que ce ne soit plus tôt, la mémoire se révélant capricieuse -, j’ai rencontré Peter Gnass dans une galerie, rue Quincampoix, à Paris. Ce géant au sourire épanoui et aux longs cheveux blonds qui lui donnaient l’air d’un Viking - j’apprendrai d’ailleurs plus tard qu’il a traversé l’Atlantique à plusieurs reprises, sur un voilier qu’il a construit lui-même - y exposait ses photographies. La montagne Sainte Victoire, déconstruite et recomposée, se déployait sur les murs de la galerie, révélant un travail d’une grande finesse, comme en hommage à Cézanne.

Ce n’est qu’un an plus tard que j’ai pu faire plus ample connaissance avec l’artiste et son travail, à l’occasion d’un séjour dans l’usine de tannerie que le plasticien a transformé en atelier et lieu de vie, dans le village de Barjols, en Provence. C’est là que j’ai pu revoir les photographies de statues vues de dos et discerner la signature de Peter Gnass, lettre par lettre, surimposée à chacune des photographies composant chaque série de ce projet en cours intitulé « La multitude déchue ».

 

            Ce premier souvenir fugace de ma rencontre avec le travail de Peter Gnass était-il réel ou ma mémoire l’a-t-elle inventé ? Qu’importe, dans cet univers créatif où réalité et fiction tendent à se confondre et où l’artiste interroge sans relâche la perception et la notion de mémoire, individuelle ou collective.

           



 TOPOLOG, Sculpture cinétique, 1969 plastique (acrylique) avec éclairage
Collection : Musée National du Québec


            Sculptures de lumière :

 

Si la figure traverse parfois son travail, l’œuvre de Peter Gnass est avant tout abstraite, dominée par une rigueur toute scientifique.

Initié par son père, ingénieur en aéronautique, aux techniques de l’ingénierie, l’artiste s’est intéressé très tôt au rôle de la lumière. Facteur important pour ses sculptures en métal qui jouent sur les reflets, dans la série Lumenstructure (1968), elle devient un élément primordial dans la série Topologs (1970-1972), sculptures de lumière utilisant des demi-sphères de plexiglas suspendues dans l’obscurité, mais aussi la lumière et les mouvements du spectateur pour lui donner l’illusion de circuler dans un monde fluide et éthéré.[1]

 



Progression en 3 temps, 6 photographies argentiques, 1977, 197 x 24 cm, Collection :
Musée National du Québec


La ligne :

 

            La ligne apparaît comme un leitmotiv récurrent, presque une obsession, des années soixante jusqu’à nos jours, dessinée sur le papier, peinte sur la toile, photographiée, projetée sur des architectures, sculptée avec du bois ou du métal[2], brisée ou continue, « en progression », s’échappant vers un infini possible, points de fuite d’où partent en faisceaux des lignes de perspective, lignes « sans commencement ni fin »[3] qui se croisent, construisant des figures géométriques multiples, ouvertes ou fermées. La ligne devient ainsi polygone.

            Mais derrière ces réflexions poussées, à la portée scientifique, qui toujours se développent à l’aide du papier et du crayon, à travers une pensée très visuelle, ne peut-on percevoir une perspective plus symbolique ? Ainsi ces photographies de clôtures, accolées les unes aux autres en une répétition obsessive, à côté des images de poteaux télégraphiques ou de lignes blanches sur l’autoroute, ne peuvent-elles renvoyer à un passé silencieux, celui des camps de concentration, comme effacés de la mémoire, dans cet après-guerre allemand où Peter Gnass a grandi (né en 1936 à Rostock), avant de  décider de quitter son pays pour rejoindre le Canada et y poursuivre ses études à l’Ecole des Beaux Arts de Montréal ? Et, toujours d’un point de vue symbolique, la ligne ne rappelle-t-elle pas aussi la frontière, celle qui a fait passer le jeune homme du bloc de l’Est à celui de l’Ouest, en pleine guerre froide ? Sommes-nous devant des images cryptées, tout comme Sebald – qui lui aussi a quitté l’Allemagne (de l’Ouest) pour aller vivre en Angleterre, dans les années de silence qui ont suivi la guerre - parsemait ses livres de dates cryptées, évoquant toujours, de manière obsessionnelle, la guerre de son enfance. Cette « abstraction » du réel que Peter Gnass retrouvera dans le journal intime de son père, composé uniquement de figures souriantes ou tristes, comme un langage de signes, allant à l’essentiel, se retrouve en quelque sorte dans son œuvre, en apparence abstraite - à l’exception de quelques séries comme celle sur la guerre et la série sur la mémoire collective qu’il développe actuellement - mais qui laisse percer un langage métaphorique.

            Ainsi, à travers ses réflexions scientifiques sur la ligne, qui le conduisent à une rêverie sur l’espace-temps, en progression continue, vient se glisser la question de la mémoire et de l’histoire.

 

            Pour revenir à l’exploration plastique, ses études assidues sur la progression de la ligne – œuvres à deux et trois dimensions composant la série Progressions, développée à partir des années 70 – ont abouti à l’idée de Projections, série dont il expose les premières œuvres en 1978 et qui s’enrichira et s’affinera jusqu’à nos jours, cherchent une réponse à la question : « Qu’arriverait-il à une forme ou une ligne en progression si elle rencontrait physiquement un obstacle ? »




Installation éphémère peinte au Salon de la jeune sculpture, 1980 Paris Bercy vue 1

 

Projections :

 

            Tout comme les Topologs jouent sur l’illusion d’optique, les œuvres de la série Projection déclinent des leurres et utilisent la lumière. Ainsi ce polygone jaune projeté sur un environnement urbain, qui découpe une surface sur l’ensemble, dans l’installation « Réalité-fiction »[4] aplatissant le volume puis variant les points de vue. Ne pourrait-on voir ici une recherche analogue à celle du cubisme, comme mise à plat des différents côtés d’un volume ?

            Sur ses sculptures également, Peter Gnass « projette », à la peinture ou au néon, une surface plane, jouant sur les différents points de vue possibles, faisant éclater la figure qui ne peut être perçue comme unifiée que d’un seul point de vue. « Hors du point d’anamorphose où se reconstitue l’unité de la forme lumineuse, les lignes brisées et les angles du néon définissent les surfaces de dé / restructuration de l’environnement » explique Pierre Restany à propos de l’installation « Chantier interdit au public », évoquant Peter Gnass comme un « géomètre du mirage » qui « nous aide à voir entre les formes comme on lit entre les lignes, c’est-à-dire autrement par rapport aux normes de l’habitude et sans doute un peu plus loin dans le mystère de l’apparence. »[5]

 



Installation Blueberry pie box vue 2, 2000, Collection : Ville de Montréal


            Et, toujours dans une perspective symbolique, cette idée de déconstruction de la forme, reconstruite pour se laisser appréhender d’une autre façon par le regard, ne peut-elle évoquer un passé lointain, celui de l’Allemagne de l’enfance de Peter, villes détruites, fantomatiques, devenues le terrain de jeux du petit garçon ? Villes brisées, à reconstruire. Peter Gnass n’a-t-il pas voulu, après cette expérience de violence et de destruction et le silence douloureux qui l’a suivi, retrouver l’essentiel : la ligne, la lumière, déboulonner le passé pour reconstruire un monde, écrire un futur plus paisible?



Ground zéro, N.Y. 2002, photographie numérique collection de l’artiste
Exposition Université du Québec à Montréal, 2004.

 

            « La multitude déchue » :

 

            Si Peter Gnass questionne le point de vue dans le domaine de la perception visuelle, cette interrogation est aussi à l’œuvre dans ses actions politiques et ses facéties.

            Entre réflexion plastique et scientifique, son travail est exigeant et demande au visiteur une attention particulière. Les questionnements de l’artiste ont une portée scientifique et philosophique difficilement accessible à la seule vision des œuvres, qui permet seulement de deviner, d’effleurer la problématique sans vraiment la cerner.

Dans cet art conceptuel par excellence, entre photographie, dessin, peinture, sculpture et architecture, art rigoureux où la science est primordiale, affleure l’humour et le jeu est rarement absent.[6] Artiste engagé, Peter Gnass l’est tout autant dans sa démarche scientifique - creusant, poursuivant ses questionnements, les approfondissant au fil des ans, changeant d’angle d’approche, toujours inquiet, philosophant à travers schémas et maquettes, s’exprimant, parfois, rarement, avec des mots, laissant aux critiques, aux chercheurs, ce soin - que dans son action politique.

Laissons lui la parole : « Mes recherches portent sur différents points de vue telle la parfaite communication et la rencontre des parcelles multiples qui forment le polygone intégral, une situation difficile à atteindre. Nous avons ensuite des points de vue différents, de la droite, de la gauche et une multitude d’autres points de visions, de vues et d’opinions à découvrir. Il y a aussi des situations qui mènent directement à la non-communication. »[7]



affichage sauvage devant Beaubourg, Centre Pompidou, Musée National d'Art Moderne de Paris

Avec son nouveau projet « La multitude déchue », amorcé en 2008, l’artiste fait appel à une réflexion sur la mémoire collective, sur l’histoire, sur la fonction de l’art, mais on perçoit également un « jeu » de part l’affichage sauvage, le mystère sur l’identité du colleur, l’humour de ce défilé de postérieurs. Dans chaque ville, Peter Gnass photographie statues équestres, militaires, effigies de personnages politiques ou religieux, toutes représentant le pouvoir en place à une époque donnée, et les aligne, de dos, sur les murs de la ville, à proximité d’un lieu où l’art s’expose. Vues en gros plan ou en contre plongée, placées hors de leur contexte et insérées dans une série, les statues sont comme « déboulonnées » et amènent le passant à s’interroger sur la signification et la portée de ces figures héroïques de l’histoire de son pays, souvent oubliées, qui ont été choisies de façon partiale pour la postérité. A ces séries photographiques s’ajoutent des dessins, caricatures d’hommes politiques ou religieux historiques ou actuels, dans la filiation de Gross.

 

Dans toute l’œuvre de Peter Gnass, tout semble n’être que question de point de vue. Si l’artiste donne à voir la relativité de la perception visuelle, il questionne aussi les croyances, les choix de la mémoire historique. C’est toujours la même quête, le même « éloge du doute » qui le poursuivent. Ses facéties mêmes ne semblent constituer qu’une façon détournée pour interroger le réel.

 

Anguéliki GARIDIS

agaridis@hotmail.com

 

Liens :

 

Expositions, événements et bibliographie :

http://www.voxphoto.com/cv/gnass_p.html

 

http://www.galeriesas.com/spip.php?article773

 

 

 

                                             



[1] Pour une analyse plus précise et approfondie de l’œuvre, voir le texte de Louise Poissant sur les Topologs dans le Catalogue Couper / Coller (Louise Déry, Jocelyne Fortin, Eve-Lyne Beaudry, Patrice Loubier, Louise Poissant, Marcel Saint-Pierre, Peter Gnass. Couper/Coller, Montréal, Galerie de l’Université du Québec à Montréal; Rimouski, Musée régional de Rimouski, 2004)

[2] La recherche de Peter Gnass sur la progression, dans ses sculptures métalliques, pourrait s’apparenter à celle de Marcel Duchamp étudiant la progression du mouvement, dans son tableau Nu descendant l’escalier, par exemple.

[3] Peter Gnass

[4] Catalogue Peter Gnass. Réalité-Fiction / Reality - Fiction, texte de Louise Poissant, Montréal, Québec, 1983.

[5] Pierre Restany, catalogue accompagnant l’installation « Chantier interdit au public », Centre Culturel Canadien, Paris, 1980, Centre Culturel et d’Information Canadien, Bruxelles, 1981.

[6] Voir par exemple le vol d’une de ses œuvres, qu’il a lui-même orchestré, faisant intervenir la police et les médias dans ce canular qu’il n’a jamais dévoilé, si ce n’est lors de conversations privées.

[7] Texte écrit en 2003 par Peter Gnass, à l’occasion d’une demande de bourse, non publié, cité par Louise Déry dans son texte « Peter Gnass. Emporte-pièce », dans Peter Gnass. Couper/Coller, op. cit.