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A propos de la performance de Doris Hakim,

« Vagues de tristesse »

 


Cet après-midi-là, nous avions évoqué, dans un colloque sur « Les Enfants de la Méditerranée »[1], pêle-mêle, naufrages et exils… J’avais relaté, à travers mes histoires familiales, les prisons et les camps des îles, en Grèce, pendant la Guerre Civile puis sous les Colonels[2], pour aboutir au cauchemar de l’un de mes personnages, Hélène[3], assaillie par les fantômes des résistants torturés, qui se mêlaient à ceux des exilés, fuyant les guerres et la misère, noyés venus d’Afrique ou du Proche et du Moyen Orient, cherchant refuge en Occident, la mer Méditerranée se transformant en tombeau marin.

Puis, le silence s’est installé, accueillant la figure hiératique de l’artiste Doris Hakim, qui a commencé sa performance dans le péristyle de la Villa Kérylos, lieu hors du temps, avançant comme un navire au milieu de flots, sur une langue de terre sur les rives de la petite ville de Beaulieu-sur-Mer, face au Cap Ferrat, aux environs de Nice.

Une lamentation traditionnelle palestinienne accompagnait son cheminement silencieux, tandis que la silhouette vêtue de noir, tenant un broc de ses deux mains, s’avançait lentement dans les jardins… Nous l’avions suivie en silence, lorsqu’elle a disparu dans la salle des statues pour réapparaître sur les escaliers conduisant vers une petite plage de galets. Pieds nus, elle s’est approchée des vagues, qui éclataient sur le rivage, pour recueillir l’eau de mer, tandis que nous l’observions de la terrasse. Elle est remontée, portée par la lamentation de Didon, la musique de Purcell nous immergeant dans la cérémonie du deuil. Flûtes du Cameroun, lamentation d’Epire, chant de femmes kabyles accompagnaient notre marche, tandis que nous suivions la performeuse jusque dans le péristyle.

Une lamentation venue d’Ouganda puis une deuxième lamentation palestinienne se fait entendre, tandis que l’artiste se met à tracer, avec l’eau salée, les noms des disparus, victimes de la misère et des guerres, de la haine et de l’indifférence, noyés dans ces mêmes eaux ou tués sur les rives de la Méditerranée. Myriam… Raya… Nur… Prénoms de lumière… Je déchiffre leurs noms, tandis que les lettres s’effacent, comme leurs corps disparus dans les flots, unis aux éléments.

Le rituel s’achève et l’artiste se recueille en silence.

Anguéliki Garidis

 

[1] Les Enfants de la Méditerranée : voyages, partages, naufrages et autres récits, jeudi 11 et vendredi 12 septembre 2025 organisé par Tatiana Theodoropoulou et Vassiliki Castellana-Mavroidakou, à la Villa Kérylos à Beaulieu-sur-mer
 

[2] Anguéliki Garidis, Les Armoires du temps, ed. Pétra, Paris, 2016

[3] Anguéliki Garidis, Le Lézard aux yeux bleus, ed. Pétra, Paris, 2024

 

Photos de la performance de Doris Hakim à la Villa Kérylos : Anguéliki Garidis

Lien vers un montage vidéo de la performance : https://youtu.be/EczReZgLmNA

Présentation de la performance par l'artiste et crédits :

Vagues de tristesse / Waves of sorrow

Performance : Doris Hakim. Montage sonore : Makis Solomos

La mer dissimule bien des choses. Ses sons profonds racontent des histoires cachées, différentes des jeux et des rires. C’est une mer grave, silencieuse, qui porte en elle des chants pour celles et ceux que l’on a perdus. Menace silencieuse, horizon incertain, elle recueille la voix des exilés disparus. Alors ses vagues sonnent menaçantes, rythmant l’absence et enveloppant l’air de plaintes. La performance se fait rituel, un chant de lamentation pour se remémorer celles et ceux engloutis par les flots.

L’histoire commence avec un Tanaweeh [لتناويح], une lamentation traditionnelle palestinienne, puis on entend « Si je dois mourir » du poète gazaoui Refaat Alareer. Arrivée à la mer, pendant que la tempête éclate, la performeuse recueille de l’eau. En remontant, elle se remémore l’histoire de Didon et Énée, amants séparés par une mer, puis elle écoute intérieurement des flûtes du Cameroun. Nous entrons alors dans la seconde partie de la performance, marquée par trois chants et deux brefs interludes : la lamentation de l’Épire « Entre trois mers » (Ανάμεσα σε τρεις θάλασσες) – spécialement enregistrée pour cette performance –, qui pleure un homme emporté par les flots ; le chœur des Medehates (femmes kabyles chanteuses de louanges) invoquant la pluie en cette saison de printemps caniculaire, mélangé à un chant de lamentation d’Ouganda ; une seconde lamentation palestinienne, « Tallat El-Baroudeh », où une mère fait ses adieux à son fils qui part en exil. Portée par ces chants, la performeuse écrit, avec l’eau de mer, les noms des disparus, dans des lettres qui s’évanouissent comme les traces des défunts s’évaporant en fusionnant avec les éléments.

Crédits :

- El-Funoun Palestinian Popular Dance Troupe ;

- Refaat Alareer, poème « If I must die », récité en arabe et en anglais par Youssuf Moussa et Ilham Ibrahim ;

- « When I am laid » (lamentation de Didon de l’opéra de Purcell, Didon et Énée), chanté par Elin Manahan Thomas, Orchestra of the Age of Enlightenment, direction Harry Christophers ;

- « “Lela” flutes » (Cameroun, 1909), enregisté par Bernhard Ankermann, disque Music! The Berlin Phogramm-Archiv (1900-2000), Wergo, 2000 ;

- « Ανάμεσα τρεις θάλασσες », chanté par le groupe polyphonique Pentatonon (Vangelis Kotsou, Nikos Menoudakis, Roula Rifouna, Argyro Karavinou ; enregistrement : Nikos Menoudakis, Varianta Sound Studios, Athènes) ;

- chœur des Medehates, enregistré par Sara Lehad ;

- extrait de la composition Immemorial Echoes de Sara Lehad ;

- chant de lamentation (1969) d’Ouganda, enregistré par David Fanshaw, disque Spirit of African Sanctus, Saydisc, 1999 ;

- « Tallat El-Baroudeh », chanté par Sanaa Moussa , disque Ishraq Reminiscence, 2010.