«Au sein des multiples
coïncidences» de Stéphanie Nava
"Dans mes livres publiés, comme dans
ceux que je n'ai pas écrits,
se fait jour une seule réflexion obstinée :
que signifie "il y a du langage", que signifie "je
parle"?"
Giorgio Agamben
Les dessins au trait de Stéphanie Nava représentent
des individus sans physionomie particulière, des parangons
objectifs, neutres, marqués d'aucune expression originale
mais installés dans des situations qui, au-delà
de leur caractère énigmatique, restent intelligibles,
voire plausibles. Les personnages, en-soi, n'incarnent rien,
"ils sont des doublures ou des espèces de fantômes"1
, des spectres accommodants qui, par leur attitude respective,
se retrouvent réunis juste pour créer un contexte
que nous pouvons alors, à loisir, supposer, imaginer ou
encore inventer. Ainsi, par un habile assemblage, une ingénieuse
disposition de figures et de modes préexistants, chaque
dessin est un captivant simulacre, la cristallisation scénique
d'une action, d'un agissement, d'un mouvement à la fois
ordinaire et insolite. "Si j'utilise des personnages, c'est
pour leurs gestes, pour la possibilité qu'ils offrent
de mettre en place des situations que je me charge d'exploiter
par la suite"2 , nous confie Nava à propos de cette
façon d'organiser ses grandes silhouettes sur la surface
blanche du papier. Et d'ajouter: "je n'ai pas envie de parler
de l'histoire d'un tel ou d'un autre, ce qui est important c'est
la mécanique de cette histoire, la singularité
de sa structure (là est le particulier) et comment elle
est portée par des corps"3 . Ceux-ci, on l'aura évidemment
noté, s'inscrivent en transparence, ou leur forme s'incorpore
au fond (et vice versa) ou, au contraire, elle s'en détache
(et vice versa), par soulignage, sans prééminence
du modèle ou des ombres et sans substance. Le contour,
ici, est une ligne continue, qui extrait et qui isole la forme,
qui l'enserre et qui la contient, c'est une arabesque fermée.
Rien d'autre ne compte que cette ligne qui constitue en objet
ce qu'elle cerne, rien d'autre ne compte que la surface incolore
qui en émerge. A ce point valorisé, le contour
s'érige comme une limite et, quelles que soient les techniques
mises en oeuvre, le travail de Stéphanie Nava semble bien
se réaliser dans l'interrogation, pleine de finesse, de
la notion toujours vivace de limite à laquelle
il convient de prêter une respectable attention.
Qu'il s'agisse donc des dessins, des photographies, des vidéos,
d'éléments d'ameublement
ou d'installations, chacune des propositions de cette jeune artiste
s'intéresse à la nature esthétique (et même
politique) de la limite dont la signification originelle
indique le "chemin bordant un domaine" ou le "sentier
entre deux champs". De la sorte, les vidéos de l'installation
Le temps des malentendus témoignent des sens, à
la fois concret et figuratif, de cette notion. Nous assistons
effectivement au défilement d'un mur - les remparts d'Avignon
- symbolisant la ligne de démarcation de deux territoires
contigus, la cité et le territoire qui la cerne, mais
nous assistons également au déroulement de ce mur,
à la durée de son filmage. Nous prenons part au
déplacement, au mouvement de la caméra, témoins
immobiles de ce panorama sans perspective qui ne cesse de s'étaler.
Tant spatiale que temporelle, la limite peut ainsi s'étirer
presque à l'infini (l'absence de son en accentue d'ailleurs
la portée). Si, dans les vidéos, elle a une puissance
suggestive, dans le montage photographique Ce qui est juste
, le fleuve, les deux rives et les ponts , la limite
se manifeste symboliquement. En effet, bien qu'il soit aussi
question de déplacement, cette oeuvre exprime l'idée
de franchissement d'une délimitation - ici le Rhône
- d'une contrée qui, autrefois, aurait pu se diviser en
une rive monarchiste et une autre républicaine ; les panneaux
indicateurs en seraient les stigmates, qui se laissent percevoir
ensembles comme les indices de l'histoire idéologique
de cette géographie et comme les corps simples d'une vision
plus absolue de notre monde politique toujours plus schématique
(communistes / capitalistes, républicains / démocrates,
etc.). Le fleuve, au courant vital et mortel, allégorie
de l'existence humaine et de son écoulement, forme cette
limite invariable, indifférente aux aléas des opinions,
insensible à la doxa .
Mais, d'une rive à l'autre, tout change. Et Nava nous
rappelle que les points de vue peuvent être,
eux aussi, radicalement différents à quelques mètres
de distance, que les langages et les mots
peuvent se manier et s'interpréter avec partialité.
C'est encore une question de situation. Tout
dépend de l'endroit d'où l'on contemple, tout dépend
de l'endroit que l'on contemple et tout
dépend de la manière dont on le contemple. Les
points de vue sont décidément mouvants. La réalisation
What's in a name, depuis l'extension du seuil en atteste
assurément. Nous voilà en présence de la
façade de la demeure des Capulet, à Vérone,
reproduite au trait sur un mur blanc. De cette façade
saillit le balcon façonné, petite plate-forme suspendue,
avec l'épigraphe de lettres en relief évidées:
"What is in a name" ("Qu'est-ce après tout
qu'un nom?"). Tirée de la tragédie de Roméo
et Juliette , cette très fameuse question, qui se
rend lisible par l'ombre portée produite grâce à
l'éclairage d'une ampoule accrochée au plafond,
paraît trouver au sol sa réponse: "That is
no part of thee" ("Ce n'est rien de toi-même").
Le balcon, lieu emblématique où le dedans et le
dehors coexistent, où l'intérieur et l'extérieur
s'absorbent réciproquement, matérialise à
nouveau l'idée d'une limite, d'un seuil duquel
la parole se profère et le point de vue varie (à
cet égard, le jeu de perspectives biaisées nous
en persuade).
L'évocation de quelques oeuvres de Stéphanie Nava
ne suffit pas à circonscrire décemment les
innombrables enjeux que son activité engage franchement.
Il nous est ainsi permis de déceler, ici et là,
des motifs récurrents (à l'exemple des alvéoles)
ou encore de découvrir de multiples résonances
dans chacune de ses propositions. Celles-ci, hors des légitimes
incantations en faveur de l'apparence et du simulacre, sont restituées
à leur contexte réel car l'"imaginaire [de
l'artiste], c'est celui des autres, celui des objets, des mots,
[qu'elle] assemble et reconstruit"4 , celui de notre histoire
collective. Tout s'élabore avec sobriété
et subtilité au point d'exiger de
l'observateur une certaine contention d'esprit. Mais l'art est
aussi à ce prix. Et c'est tant mieux.
Rémy Fenzy
1 Stéphanie Nava in La partie cachée de
l'iceberg , catalogue d'exposition, Ateliers d'Artistes,
Office de la Culture de Marseille,
2000.
2 Ibid .
3 Ibid.
4 Ibid .
Il y a des histoires de dires, de nominations (deux questions,
entre-autres : que dit-on ? et comment le dit-on ? et leur corollaire
: qu'est ce que l'on tait, et de quelle façon), et bien
entendu, pour le coup, de l'innommable, de ce qui a été
tu... Mais, il y a aussi les questions du contact, des lieux,
du voisin et finalement, du possible.
Si dans mes premiers travaux je me suis intéressée
aux espaces adjacents au corps (ces espaces particuliers dont
parle Giogio Agamben sous leur nom d'aise" c'est bien parce
que ce qui me préoccupe est cet "entre", ce
qui s'y trame. Des questions de liens finalement, puisque forcément,
les liens c'est ce qui entoure, ce qui est autour et en même
temps produit avec.
Beaucoup de mes travaux ont des envies de vocabulaire, d'étymologie.
Les tables et leur lien aux tablettes, la redoute de redoutable
, et certains mots que j'aime utiliser : ainsi, ourdir...
des
Implications. Des phrases sont parfois à l'origine
de certaines pièces, comme le «quelque chose nous
a échappé» d'Emmanuel Hocquard parlant de
la rumeur. Ailleurs ce sera le rappel d'une peinture, un détail
chez Giotto ou Véronèse, ou encore tout simplement
le souvenir d'une expérienceparticulière.
Ces préoccupations prennent forme dans mon travail de
façon quelques peu hybride. Il y a des
dessins, des volumes, des meubles : de multiples manières
d'explorer les différents topos des
relations, du dialogue. Quelquefois ce sont des relations données
par les corps, d'autres fois des histoires de discussions, de
mémoire, de doutes, de lieux traversés ou encore
de secrets enfouis ou pointés. En tout cas toujours des
objets en résonance avec une certaine idée des
rapports sociaux, des liens qu'ils impliquent, de comment ils
se construisent, des moyens qu'ils mettent en oeuvre...
Donner corps à ces conjonctions: où, entre, comment,
avec... surtout avec.
Aussi, formaliser des fonctionnements, dans l'idée de
la phrase - emblème de Bruce Naumann :
«The true artist helps the world by revealing mystics truths»,
pour moi très importante puis-qu'elle condense cette volonté
de mon travail qui s'apparenterait au mécanisme du révélateur
photographique : la plupart de mes pièces proposant un
sujet - un dessin, un objet, un lieu... - sur lequel je rapporte
des suppléments : révélation de fonctionnements,
structures implicites, contenus - impressionnés - au sein
même de ces sujets qui les portent.
Stéphanie Nava
Stéphanie Nava
Née en 1973 - vit et travaille à Marseille
Expositions personnelles
2000 Tohu-bohu (avec Laurent Septier, Marseille)
1999 Galerie du Tableau, Marseille
1997 Galerie Angle Art Contemporain, Saint Paul Trois Châteaux
Expositions collectives
2000 Ateliers d'artistes - office de la culture, Marseille
2000 KUB, Nice
2000 Emmanuelle Bentz, Stéphanie Nava, Alain Pontarelli
- Château de Servières,
Marseille
1999 Tir Groupé - Galerie de la Friche (association Astérides
et Triangle), Marseille
1999 Managers de l'immaturité - Le Magasin, Grenoble
1999 Germinations X - The Factory, Athènes
1998 Germinations X -Kultur Elzenveld, Anvers
1997 Profils, médailles, silhouettes - FRAC Rhônes
Alpes, Galerie Médiath'ic, Die
1996 Quand je te parle, qu'est-ce-que tu vois ? - Art 3, Valence
Résidences
2000 Ateliers d'artistes de la ville de Marseille (Boisson)
1997 S'hertogenbosch, Pays Bas, dans le cadre de Germinations
X
Bibliographie / Editions
Catalogue Managers de l'immaturité
Catalogue Germinations X
Tu mens comme tu respires, eau-forte, 14 exemplaires, édition
ERBA, Valence
Collection publique
Fonds Communal d'oeuvres d'art de la ville de Marseille
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