[ Musée Picasso ]

 

 Un siècle d'arpenteurs, les figures de la marche : de Rodin à Giacometti

 

ARTISTES EXPOSÉS

 

 Francis BACON
Giacomo BALLA
Umberto BOCCIONI
Victor BRAUNER
Harry CALLAHAN
Jean-Philippe CHARBONNIER
Henri CARTIER-BRESSON
Paul DELVAUX
Jean DUBUFFET
Marcel DUCHAMP
Alberto GIACOMETTI
 Natalia GONTCHAROVA
Jean HELION
Pierre JAMET
André KERTESZ
Joseph LACASSE
Michel LARIONOV
Fernand LEGER
Jacques LIPCHITZ
Albert LONDE
Jules-Etienne MAREY
Henri MATISSE
Joan MIRÔ
 Edward MUYBRIDGE
Giuseppe PELLIZZA DA VOLPEDO
Enrico PRAMPOLINI
Germaine RICHIER
Auguste RODIN
Alexandre RODTCHENKO
August SANDER
Albert SEEBERGER
Jean SEEBERGER
Pierre TAL-COAT
Antoni TÀPIES
Ossip ZADKINE



A. Rodin, L'Homme qui marche



U. Boccioni, Forme unique



A. Giacometti, Homme qui marche

 

Extrait du texte de Daniel Arasse
La meilleure façon de marcher. Esquisse pour une histoire de la marche
À paraître dans le catalogue
Un siècle d'arpenteurs, les figures de la marche

édité par la RMN, 2000

Mais il est plus significatif encore que les premières images montrant des hommes et des femmes marchant hors de tout contexte narratif soient des représentations de paysans. Le Vénitien Jacopo Bellini a réalisé plusieurs dessins sur ce motif et l'un d'entre eux au moins montre clairement la distance sociale qui sépare le militaire àcheval et le paysan. Deux oeuvres réalisées à Padoue ou Ferrare en 1470-1480 méritent à ce propos une attention particulière. Il s'agit de gravures et, donc, d'images destinées à une certaine diffusion -alors que les dessins de Bellini peuvent être considérés comme des modèles réservés à l'atelier. Elles constituent dès lors, à notre connaissance, les premières représentations "publiques" d'un homme et d'une femme en marche hors de tout contexte narratif. Représentant un paysan et une paysanne se rendant au marché, les figures ne comportent à première vue aucune connotation négative -et on pourrait même y voir la manifestation d'un intérêt pour une catégorie sociale défavorisée. Pourtant, vers 1600, une main anonyme a caractérisé péjorativement l'image en qualifiant la femme de "Villana falsa maledetta" ("Maudite paysanne menteuse") et on a pu donc voir dans cette double image l'expression de la défiance et du mépris que les hommes des villes éprouvaient à l'égard des hommes des champs. Comme le déclare l'Alfabeta sopra li Villani à la fin du XVe siècle, à l'opposé de l'habitant des cités, craignant Dieu et civilisé, le paysan, descendant de Caïn, "toujours obligé de travailler, perfide, mauvais, ingrat", ignore autant ses prières que ta courtoisie et ne connaît que "la colère, l'envie, la haine et le vol". S'il est donc difficile d'affirmer le sentiment qui, à l'origine, a inspiré les gravures, il est certain en revanche que, loin du prestige que leur accordait le thème de l'Adoration des bergers, la représentation des paysans s'est développée comme genre inférieur, "bas" ou "comique", dans la hiérarchie des "modes" picturaux et que l'image du paysan ou de la paysanne se rendant à pied au marché est un des motifs privilégiés de cette représentation fortement chargée socialement. Ce n'est pas un hasard Si, dans leur volonté de traiter dignement la représentation paysanne jusqu'à l'élever à la noblesse de la peinture d'histoire, les frères Le Nain ne représentent jamais leurs paysans en marche.

Qu'elle soit citadine ou campagnarde, qu'il s'agisse du piéton sans carrosse ou du paysan attaché à la terre, la marche devient ainsi la figure d'une condition non plus terrestre mais terrienne. Elle n'est plus perçue comme la conséquence de la Chute originelle mais comme la pratique d'une pesanteur qu'il convient de dissimuler par l'élégance civile d'une démarche codifiée ou, mieux encore, d'éviter en quittant le sol pour se faire transporter -que ce soit à cheval, en voiture ou en chaise à porteurs. On comprend, dans ce contexte, que le portrait, peint ou sculpté, puisse présenter son modèle debout ou assis, mais pas en marche- tandis que, dans le portrait équestre, la monture imite la marche mais le modèle demeure noblement assis.