[Galerie nationale du Jeu de Paume]

 

 Gaston Chaissac (1910-1964)

Expérimentateur inlassable esquivant toute tentative de définition, manipulateur de matériaux insolites et créateur hors-norme, Gaston Chaissac, peintre, sculpteur et écrivain, est l'une des personnalités les plus méconnues et les plus mythiques de l'art français d'après-guerre. Il fut aussi, dans sa marginalité même et dans son refus du milieu de l'art, l'une des figures les plus libres, les plus complexes et provocatrices de l'art de son temps. Son oeuvre, poétique, tragique et contestataire, fut parmi les premières à remettre en question le statut de l'art et de la culture, et préfigure ainsi nombre d'enjeux de l'art contemporain.

 

La Galerie nationale du Jeu de Paume a choisi, avec un rassemblement exceptionnel de 350 oeuvres, dont plusieurs séries jamais encore montrées, de présenter à Paris l'artiste qui, sa vie durant, par fatalité mais non sans ténacité, s'est tenu à l'écart de la capitale, alors que les milieux intellectuels, de Raymond Queneau à Jean Paulhan, d'Albert Gleizes à Jean Dubuffet, furent les premiers à saluer son apparition.

L'oeuvre de Chaissac, abondante et protéiforme, utilise, sur les supports les plus variés (de la toile au déchet organique, du cageot écrasé à la planche de bois récupérée et bricolée), les techniques les plus diverses (buvardages, grattages, empreintes d'objets, pinceau tenu à la bouche...) Son dessin inventif et aigu, son chromatisme original et varié et les rapprochements originaux que leurs rencontres occasionnent, dans l'exploration simultanée des expressions de la forme libre et de la figure humaine, révèle une spontanéité créatrice inédite et une invention constante du trait qu'il n'a cessé d'approfondir.

La résolue modernité de Chaissac s'inscrit dans son système de pensée décloisonné qu'il applique à tous les domaines de la création (aussi bien la peinture, le dessin, la sculpture et l'objet que la littérature et même la musique) et s'exprime dans l'expérimentation du collage, de l'assemblage, de l'utilisation du matériau de rebut et d'épluchures, de l'intégration de l'écriture, de l'empreinte...

Son impressionnante correspondance, développée avec de nombreux interlocuteurs brillants (Paulhan, Dubuffet, Queneau) ou inconnus (il lui arrivait de prendre des noms au hasard dans l'annuaire téléphonique), confirme son incessante quête de communication et la spontanéité réfléchie de son travail. Elle témoigne aussi, au travers de signatures différentes, qui reflètent les états d'âme de l'artiste (Chaissac (le fumiste), Chaissac le fabricant de laissés-pour-compte, Chaissac d'Hippobosca, mais aussi Brewl, Jean Marie Gassac, Le Bouif, Yvon Le Baugeur...), que Chaissac perçoit et joue, avec beaucoup de finesse, de sa nature multiple. Ce travail de la signature et des identités multiples, que seul Fernando Pessoa développa en littérature, traduit une attitude esthétique et une interrogation fondamentale sur l'identité de l'artiste et son statut. Ces lettres fourmillent d'idées, énoncées au fil de la plume, qui préfigurent certains lieux ou postures alternatifs actuels il sollicite ainsi par exemple ses interlocuteurs, artistes ou non, pour réaliser des oeuvres en commun ou imagine encore une chaîne des artistes peintres de France qui exposeraient les uns chez les autres.

Né en 1910 dans une famille pauvre de Bourgogne, Gaston Chaissac découvre l'art en 1937 au contact des peintres Otto Freundlich et Jeanne Kosnick-Kloss, qui demeurent à Paris dans le même immeuble que son frère et lui offrent un généreux soutien en lui ouvrant les portes du milieu de l'art. Pendant la guerre, il est protégé par André Lhote, Albert Gleizes et sa femme, qui le mettent en relation avec André Bloc, Aimé Maeght... Il découvre l'art de Picasso, de Braque et de Matisse, mais il est aussi l'un des rares à prendre alors conscience, sans doute sous l'influence de Freundlich, de l'importance de l'oeuvre de Paul Klee. Suspicieux à l'égard d'un milieu parisien qui le redécouvre tous les 10 ans (en 1938 lors de sa première exposition, en 1947 avec un catalogue préfacé par Dubuffet, en 1961 lorsque Iris Clert l'intègre dans sa galerie), il s'isole, avec sa femme nommée institutrice, en Vendée. Mais son talent d'épistolier lui permet de tisser un réseau complexe de relations avec le milieu artistique et littéraire, où s'expriment, à coup de confessions, de contestations et de provocations, toutes ses souffrances et sa grande lucidité. Malade et découragé, il meurt en 1964 alors qu'il commençait à recevoir une reconnaissance internationale les expositions se multiplient chez Enzo Pagani à Milan, Iris Clert à Paris, Cordier et Ekstrôm à New York). Chaissac continue aujourd'hui de susciter l'attention de nombre d'artistes (Baselitz, Alechinsky, Corneille, Combas...) qui ont écrit sur son travail ou parfois collectionné ses oeuvres.

Je suis le Dubuffet en sabots et tu es mon cousin de Paris
A la fin de 1946, par l'entremise de Jean Paulhan, Chaissac entame avec Dubuffet une correspondance qui se poursuivra jusqu'en 1956. Tous deux partagent le même intérêt pour les graffitis anonymes, les dessins d'enfants et les expressions populaires. Tous deux sont également en peinture des autodidactes, qui, chacun, selon ses moyens et sa sensibilité, ont tourné le dos aux normes de l'Ecole de Paris. Chaissac découvre dans son interlocuteur un mécène, un collectionneur et surtout un alter ego sociable.

Du " peintre rustique moderne " à "la couronne de prince de l'art brut "
Pour un temps, Chaissac se laisse entraîner dans l'aventure de l'Art brut dont Dubuffet devient en 1948 le promoteur. Mais malgré sa complicité et son empressement initial à exposer dans ce cadre, les enjeux de l'Art Brut lui sont en fait étrangers. Chaissac y voit d'abord un débouché pour ses oeuvres mais il mesure bientôt qu'il est devenu l'otage d'un système étranger à ses recherches " moi, je suis vendéen, cordonnier, sur-réel, peintre et poète. " Il rappellera plus tard, non sans humour " Je baptisais mes bonshommes tout bonnement de peinture rustique moderne. Plus avisé, Dubuffet parla d'Art brut, le mot fit fortune et je restais chocolat. " Ce dernier soulignera toujours, lorsque l'art brut aura trouvé sa dimension théorique, que Chaissac, pas plus que lui, n'est un artiste 'brut'.

" Picasso en sabots "
Au critique de Ouest France, Jacques Bonnenfant, qui le qualifiera de " Picasso en sabots ", Chaissac souligne la pertinence d' " un rapprochement entre mes tableaux et la rusticité du langage des paysans [...] Au fond en peinture je parle patois. " Un patois articulé selon le prisme raffiné d'une érudition profonde (même si elle se veut cachée> et du regard porté sur l'oeuvre d'autres peintres, ceux de ses débuts : Freundlich et ses formes imbriquées, Gleizes et son usage du calque... Puis bientôt celle de Matisse, celle de Klee, et surtout celle de Picasso qu'il lui arrive de citer et dont il intègre les formes parmi des empreintes d'épluchures de légumes ou d'objets du quotidien.

L'exposition
L'exposition présente un ensemble de 350 oeuvres et met l'accent sur les aspects les plus novateurs de son travail de peinture privilégiant objets de récupération (dont le caractère brutal s'oppose à la subtilité chromatique des peintures), totems (planches de bois peintes en forme de personnages) ou collages de rebuts de papier peint. Au fil des salles, le visiteur pourra ainsi découvrir une oeuvre polymorphe et toujours renouvelée, variée dans ses expressions, comme dans ses moyens, et cependant immédiatement reconnaissable et unique. Par-delà tous ces masques, c'est la figure d'un des grands inventeurs du xxe siècle qui se détache ainsi en creux, celle d'un peintre, d'un poète et d'un homme écorché, qui nous dit, tout en ayant l'air d'en rire, sa solitude et sa souffrance.

Catalogue de l'exposition : Textes de Maryline Desbiolles, Pierre Daix, Florence de Mèredieu, Claude Gintz, François Bon et Georg Baselitz. Chronologie illustrée établie par Daniel Abadie.