"Grau ist nicht grau"
(gris n'est pas gris)
Tom Penson, Alan Ebnother, Daniel Gôttin, Gottfried
Honegger, John Meyer, Aurélie Nemours, Jean Pfaff, Yuko
Shiraishi, Helmut Schmidt Rhen, Ulrich Wellmann, Peter Willen
On lui impute tant de non-qualités, le pauvre gris
en est dégrisé. Dans tous les sondages, il arrive
bon dernier, mal aimé parmi les mal aimés, et quand
on demande aux personnes interrogées à quoi elles
associent la couleur grise, elles se montrent si désobligeantes
à son égard qu'on en a froid dans le dos : ennui,
indifférence, absence de caractère, embarras et
pauvreté ne sont que la partie émergée d'un
iceberg que les gaz d'échappement ont depuis longtemps
recouvert de grisaille. Notre langue n'est pas franchement plus
amène: nous n'aimons guère penser à l'âge
où l'on grisonne, de peur de nous faire des cheveux blancs
avant l'heure, et cela fait longtemps que nous avons chassé
la face sombre du passé de nos cellules grises ; quant
à la grise mine des éminences grises des zones
d'ombre de l'économie dans la grisaille des journées
de novembre, nous ne connaîtrons probablement jamais la
vérité. Dès que nous croisons la couleur
grise, en n' importe quel point du globe, le quotidien fait
d'emblée grise mine : autoroutes et béton gris,
uniformes vert-de-gris et eaux grisâtres, moisissure
grisette sur notre pain.
Même les vertus dont on pare le gris, comme la ponctualité,
la neutralité, la réflexion, l'objectivité
et la fonctionnalité, ont une connotation négative;
ce ne sont pas là des qualités que l'on aime mettre
en avant dans une petite annonce matrimoniale. " Mon bon
ami, toute théorie est grise / vert est l'arbre précieux
de la vie ", c' est en ces termes ressassés
que Méphistophélès, par la plume de Goethe,
provoque les doutes les plus noirs chez l'étudiant Vagner.
Dans la même tragédie, quatre femmes - la douleur,
la nécessité, la culpabilité et la misère
- tourmentent le vieux Faust et le traquent jusqu'à la
mort.
Dans la " Théorie des couleurs " (Farbenlehre)
de Goethe, le gris jouit d'un tout autre rang : le poète
l'ennoblit, il voit en lui l'origine de toutes les autres couleurs.
Avec véhémence, Goethe réfute la conception
de Newton, qui affirme que la somme de toutes les couleurs ensemble
produit le blanc. Goethe a fait tourner le cercle chromatique
de Newton, observé comment les différentes
couleurs se liaient en une mixture grisâtre et bâti
ensuite sa pseudo théorie sur ses impressions. Dans sa
théorie, Newton se sert de sa palette de couleurs pour
démontrer que la lumière blanche est constituée
de rayons colorés, mais Goethe n'en a cure : il refuse
de croire que les couleurs de la lumière se comportent
différemment des couleurs recelées dans sa boîte
d'aquarelles qui ont parcouru le monde.
Cependant, Si la théorie de Goethe et en particulier sa
théorie sur le gris comme l'origine de toutes les couleurs,
est malmenée depuis près de deux siècles,
le mythe du gris n'a pas pâli. " Le gris est la
plus colorée des couleurs " aurait dit Josef Albers.
Et si nous regardons la production artistique des dernières
années, nous constatons que le gris, décliné
dans toute sa gamme de nuances, est omniprésent,
sans que, pour autant, nous sombrions dans une grisaille
abyssale - en dépit de ses connotations linguistiques
et symboliques négatives. Au contraire nous éprouvons
une sorte de liberté à l'égard du gris,
qui n'a pas l'énergie envahissante d'un rouge, ni le pathos
pesant d'un bleu. Peut-étre est-ce là son secret
après tout : peut-être le gris n'est-il pas vraiment
gris parce que nous ne le voyons pas comme tel, parce qu'il nous
permet d'y percevoir notre propre couleur, parce qu'il renferme
ou reflète nos secrets les plus intimes. La nuit, tous
les chats sont gris - et c'est bien cela qui les rend si excitants.
Samuel Herzog, mai 2000
Traduction : Catherine Vacher
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