[ l'art résistant en Grèce ]


Takis Mendrakos

 

  La petite fleur secrète

 

            Les fours du camp[1], construits par les détenus eux-mêmes, fournissent en pain tous les prisonniers. Naturellement, pour leur bon fonctionnement, il faut du combustible et même en grande quantité. Ce besoin est entièrement couvert, sans aucun frais, par les pimprenelles épineuses qui abondent dans l’île, peut-être parce que sur ses rochers, rien d’autre ne peut pousser ni survivre. Le seul problème est de les arracher et de les transporter, car mains et dos sont meurtris et ensanglantés ; mais on ne peut faire autrement. Ainsi, pour cette mission particulière, se forme régulièrement une équipe de volontaires qui franchit les barbelés et rentre avec le précieux chargement.

            Ce sont peut-être mes maigres épaules et mon dos osseux qui expliquent mon manque d’empressement à me porter volontaire justement pour cette corvée. Même si cette justification m’arrange, dans le fond, j’éprouve de la honte, quand j’entends qu’on demande des volontaires. Je baisse les yeux ou regarde ailleurs et ne me retourne pour observer l’équipe que lorsqu’elle s’est éloignée. Pourtant, aujourd’hui, à peine ai-je entendu l’appel, que, sans trop y penser, j’ai presque crié que je voulais aussi  prendre part à la sortie.

            Une vingtaine d’hommes se rassemblent, des paysans pour la plupart. Chacun prend un morceau de sac de grosse toile et une corde, on se met en rang par trois et on démarre. Deux gardiens nous accompagnent. La porte s’ouvre et, pour la première fois depuis que j’ai posé un pied sur cette île désertique, je sors des barbelés.

            Le printemps ! Oui, c’est le printemps ! Tout doit être vert et la campagne doit être parsemée de fleurs sauvages. Les citronniers coupent le souffle et les oiseaux reviennent. Pourtant, ici, la roche est nue, pas la moindre herbe.

            Je marche entre un solide jeune paysan d’Etolie et un juriste entre deux âges, originaire du bourg de Geraki près de Sparte. Pas de sentier. Nous grimpons sur une côte pleine de cailloux en direction de la pointe nord de l’île, celle qui donne vers Pétali, dans le golfe d’Eubée. Je n’ai plus l’habitude des paysages ouverts. Je bondis comme une chèvre. Quelle joie ! Comme celle que nous ressentions lorsque nous laissions notre misérable classe d’écoliers pour une excursion, même petite.

            Nous sommes arrivés dans la région où les pimprenelles vertes et charnues, poussant parmi les rochers, transforment le décor désolé. Dès que je les aperçois, je me souviens de mon professeur, petit et gras, au collège : « Poterium spinosum, famille des Rosasées, communément appelé sanguisorbe épineuse ou pimprenelle épineuse ». Nous nous dispersons sans nous éloigner et chacun choisit son buisson. Le mien n’est ni grand ni petit, mais je reste hésitant devant ses tiges pleines d’épines, si vivantes. Je ne sais par où les attraper.

            « Ecarte les branches pour en trouver une sans épines », me dit de loin le paysan d’Etolie, riant un peu de mon embarras. A l’aide du morceau de toile, j’écarte le buisson, trouve une grosse branche sans épines au-dessus de la racine, l’attrape avec le tissu, écarte bien les pieds et tire.

            « Arrête, que le diable t’emporte ! », me dit mon compagnon. « Si tu réussis à le déraciner, tu vas tomber sur le dos ! Mets l’un de tes panards un peu en arrière et ensuite, tire… »

            Je le regarde avec gratitude et fais comme il m’a dit. Je tire, me déplace à droite, à gauche et entends les grincements, tandis que les petites racines se cassent et que les grandes se séparent de la terre dure. La sueur descend de mon front sur le nez et de là, elle coule, goutte après goutte, mais la pimprenelle a été déracinée, sans que je tombe sur le dos. Et là le miracle eut lieu.

            Entre le trou laissé par le buisson et un rocher tout droit, apparaît un petit, un tout petit iris bleu. Un oiseau avait dû faire tomber la graine et s’envoler ensuite comme un fou de ce lieu infernal. Et l’iris s’est élancé de cette poignée de terre pour voir la lumière, caché dans ce coin secret, à l’abri du vent.

            « Le coquelicot secret du sergent Antoine Kostoula ! »[2] ai-je presque crié.

            « Ferme-la, espèce de buse ! » C’est pas un coquelicot, c’est un petit iris, me corrige l’autre, avec un sourire moqueur.

            Je ne peux pas lui expliquer à ce moment-là, et peut-être que cela n’a aucun sens de le faire. Je tombe à genoux et approche mon visage tout près de la petite fleur. Je veux la toucher du bout du doigt, mais j’hésite. Je le regarde, je le regarde de toutes mes forces, pour emporter son image avec moi. Et, tout à coup, l’angoisse m’étreint : Comment ce fragile petit iris va-t-il supporter le féroce vent du nord, maintenant que j’ai arraché le buisson qui le protégeait ? J’ai sauté et commencé à ramasser des pierres pour élever un muret tout autour de la fleur. Pendant tout ce temps-là, mon ami le paysan me regarde en silence, jusqu’à ce qu’il murmure entre ses dents : « ôte-toi de là, espèce d’idiot ! » Il éparpille du pied les cailloux que j’ai ramassés, choisit trois grosses pierres et les place autour de la fleur. Lorsqu’il est certain de la solidité de la protection, il chuchote, sans me regarder dans les yeux : « File maintenant préparer le fagot comme je t’ai montré. »

            J’étends sur le sol la corde et le sac, tire dessus la pimprenelle épineuse, fais deux nœuds coulants et les passe sur mes épaules. Si attentivement que je mette le buisson sur mon dos, quelques épines traversent ma veste élimée, mais ça m’est égal. Je descends vivement la côte, car le souvenir du petit miracle verse un baume de douceur sur mon corps tout entier.

            Petite fleur secrète, personne ne sait que tu existes. Personne, à part moi qui t’ai trouvée et l’ami qui s’est occupé de toi. Tu es le petit iris du désert, de notre désert à tous deux.

            La nuit tombe et, couché sur le dos, je ne peux ni ne veux dormir. Je revois image par image les événements de la journée. Je pense aussi que mon ami le paysan, avec son cœur pur d’enfant, aurait pu raconter en souriant cette histoire aux autres, juste pour passer le temps. Pourtant, il ne l’a pas fait. Il me regardait seulement de temps en temps dans les yeux, profondément, et me donnait une tape dans le dos avec un « Toi, alors… ».

Traduction : Anguéliki Garidis

Du recueil de textes en prose : « … d’épines… », éditions Gavrilidis.


Né à Athènes en 1927, Takis Mendrakos a publié deux recueils de poésie (éditions Agra), un recueil de récits (éditions Gavrilidis), des essais sur la littérature et de nombreuses traductions de l’anglais en grec (Faulkner, Pound, Koestler, etc).


Takis Mendrakos lisant ses poèmes (vidéo) :
http://www.youtube.com/watch?v=H_cMrBfYtU0

 


[1] Camp de concentration installé dans l’île déserte de Makronissos, au large de l’Attique, où étaient déportés les opposants politiques du régime dictatorial instauré en Grèce pendant la guerre civile de 1948 à 1953.

[2] Extrait de La Vie dans la tombe de Myrivilis.