Evgenija
Demnievska ou les métamorphoses de la ligne
Une porte est
installée par Evgenija Demnievska, alors
étudiante, au milieu d’une pièce vide, dans la galerie
belgradoise SKC. Cette porte nue,
faite de lignes pures, qui s’offre
comme un passage vers une multitude de possibilités, a
ouvert la voie, pour
l’artiste en devenir, vers l’art conceptuel et l’art
de la communication. Evgenija Demnievska
suit, à l’école des beaux-arts de
Belgrade, une formation très traditionnelle, après une
enfance et des années de
lycée dans la capitale, période durant laquelle elle a
gardé des liens très
étroits avec la Macédoine, sa région natale. Durant
ses études, elle a
l’occasion de voyager en Europe Occidentale, où l’art
conceptuel est en plein
essor. Cette notion prend sa source dans les
ready-made de Duchamp et le
mouvement Dada, les termes de « concept
art » (Fluxus) puis de
« conceptual art » (Sol Le Witt)
n’apparaissent toutefois que dans
les années 60. C’est dans ce contexte qu’un groupe
d’élèves, dont Evgenija fait
partie, cherchant à sortir du cadre académique de
l’école, a organisé en
1971, en collaboration avec les critiques
d’art Biljana Tomic, Jesa Denegri et Dunja Blazevic,
une exposition intitulée
« Drangularijum»
(titre très suggestif puisqu’il s’agit d’un mot issu
d’un terme signifiant
« babiole » ou « broutille » en
français) à la galerie SKC, galerie du centre
des étudiants. Cette exposition est
considérée comme le tout début d’un mouvement de
nouvelles pratiques
artistiques à Belgrade. A cette occasion, Evgenija
expose sa porte, objet
mobile à travers lequel le public peut entrer ou
sortir. Cette
porte contient en germe l’œuvre tout entière,
elle nous conduit dans l’ouvert des possibles, que
l’artiste explorera
inlassablement, depuis ses premiers essais jusqu’à nos
jours, élargissant son
champ d’action, multipliant les techniques, explorant
le potentiel de la
peinture, des différents matériaux, tout comme celui
des nouvelles
technologies.
De la ligne peinte à
Internet L’Unique Trait de
pinceau Si le thème de la
frontière entre le dedans et le dehors
apparaît ici nettement, il est également prégnant dans
son œuvre picturale.
Dans ses tableaux d’étudiante se devinent des sortes
de petites fenêtres,
carrés ouverts sur un côté ou un autre, variations
visuelles aux accents
musicaux. Plus largement, la ligne est interrogée, à
travers des silhouettes
dont le contour est dessiné comme en creux,
l’intérieur peint en blanc se
détachant sur un fond géométrique et parallèlement
déconstruit sur une même image,
des segments de silhouette se côtoyant sur un fond de
carrés de différentes
couleurs cernés de blanc. L’épaisseur de la
ligne, perçue comme surface, la ligne
comme limite entre nous et les autres, à la fois
séparation et lien, est pour
Evgenija une préoccupation primordiale, poursuivie,
lors de ses années d’études
à Tokyo, grâce à la bourse Mombusho
du Ministère
de la Culture du
Japon, obtenue en 1973 pour une durée de
trois ans. Elle acquiert au
Japon les bases de la peinture sur papier et sur soie,
ainsi qu’une capacité de
concentration accrue, grâce, entre autres, à la
pratique du karaté, mais se
sent vite brimée dans son désir de création plus libre
par la rigueur et les
techniques très traditionnelles enseignées. Si elle s’en détache
très rapidement, avec la soif
d’expérimentation nouvelles et la curiosité qui la
caractérisent, trouvant une
solution en partageant ses toiles en segments
permettant d’innombrables
combinaisons, partant d’une œuvre achevée, apparemment
finie, pour aboutir à
une œuvre ouverte, elle n’en apprend pas moins les
fondements, qu’elle
conservera jusqu’à ses œuvres les plus récentes, à
travers ses figures peintes
d’un unique trait de pinceau, dans un seul souffle,
avec cette même énergie qui
caractérise les arts martiaux. La ligne est comme un
lieu vide, ce Vide nécessaire au
fonctionnement harmonieux du Yin et du Yang au sein du
Plein, selon la pensée
chinoise. Si tracer le trait est l’équivalent de la
vision cosmogonique selon
laquelle l’Un est tiré du Chaos et le Ciel séparé de
la Terre, puisque le
souffle de la création jaillit du vide, alors
l’artiste procède, avec son
pinceau, à un acte hautement spirituel, s’inspirant à
la fois du taoïsme et de
la philosophie Ch’an – devenue Zen au Japon.[1]
Et l’art d’Evgenija, si ancré dans la modernité, n’en
est pas moins empreint de
spiritualité et même de mysticisme. Cette ligne
immatérielle est mise en évidence par les
œuvres peintes « à l’envers », lorsque
l’artiste, utilisant des
supports multiples (tissu, plastique, etc.), fait
apparaître la ligne – mise en
évidence par le support de couleur sombre – en étalant
de la peinture blanche à
l’intérieur et à l’extérieur de la figure. La ligne
est révélée par le support,
au lieu d’être peinte. Pourrait-on voir dans cette
ligne en creux la forme Ying
du trait de pinceau Yang, ou plutôt le Vide qui permet
au Plein de se déployer? La ligne est double,
tournée vers l’intérieur
comme vers l’extérieur de la figure
représentée. Elle se glisse entre soi et le monde,
entre soi et l’autre, entre
soi et soi. Elle est comme une sphère qui nous
enveloppe, dit joliment
Evgenija, comme une bulle d’écume qui nous entoure et
ouvre l’identité des
choses, semblable à la peau, « miroir de
l’âme » et
« interface », « double paroi »
selon le psychanalyste
Didier Anzieu[2],
touchant d’une part notre intériorité, notre chair la
plus intime et caressée
de l’autre côté par l’air. Sphère ou cercle Zen,
représenté par un seul coup de
pinceau, symbole à l’origine du monde. Au commencement
est le cercle, lié à la
méditation – et la peinture en général est pour
Evgenija un acte méditatif.
Lorsque le cercle s’ouvre, il devient ligne. D’un seul
trait, l’artiste peint
une silhouette humaine ou celle d’un cochon d’Inde, ou
encore deux tasses de
café accolées qui se métamorphosent en spirale pour
représenter l’infini,
boucle qui se retourne sur elle-même, dans des œuvres
récentes, peintes avec
l’énergie d’une jeunesse éternelle. La ligne peut devenir
ainsi la voie toute tracée du
destin ou la spirale de l’âme. C’est à travers l’idée
de la ligne que se
construit l’identité, qui peut être étanche ou
poreuse. On a souvent évoqué la
structure psychique des personnes atteintes du trouble
de la personnalité
« bordeline » ou « état-limite »,
par le biais de l’image
du ruban de Moebius, qui se tourne et se retourne à
l’infini. Mais si l’on sort
de la réflexion psychanalytique, ne peut-on voir la
même idée dans la pensée
extrême orientale, du taoïsme au bouddhisme, à travers
la transformation et
l’imbrication permanente du Yin et du Yang, pensée non
dualiste mais fluide, à
travers l’idée selon laquelle le Moi n’existe pas,
qu’il n’y a pas de
différence entre soi et le monde, et que nous faisons
partie d’un grand Tout
immuable se transformant sans cesse ? Pour cette
pensée venue d’Orient, ne
sommes-nous pas tous des « états-limite »,
constamment ballottés
entre le dedans et le dehors, le plein et le vide, le
moi et les autres ou le
grand Autre, entre l’être et le non-être ? Et
Evgenija Demnievska,
questionnant infatigablement la ligne,
n’appartient-elle pas en profondeur à
cette pensée dominée par le flux et la métamorphose,
en mouvement continuel, où
l’Un et le Multiple ne représentent qu’une seule
réalité, immense
« guirlande »[3]
dont chaque fragment renferme tout l’univers ?
La ligne qui
déconstruit pour reconstruire dans l’ouvert Très vite, pourtant,
la peinture ne suffit plus à la
jeune artiste. La ligne s’éloigne du pinceau pour
découper le tableau en
carrés, en changer l’ordonnance puis le démultiplier
en reproduisant les
segments. La porte initiale n’est plus unique mais
plurielle, petites
ouvertures s’ouvrant au monde et dont le
visiteur-participant est invité à
explorer toutes les combinaisons possibles, se
réappropriant l’œuvre qui, à
travers la performance, devient collective. C’est lors de son
séjour au Japon (1973-1976) que lui
vient l’idée de transformer ses œuvres picturales tout
en respectant l’enseignement
traditionnel qui lui est prodigué. Le point de départ
de cette démarche est l’interprétation picturale d’une scène
de l’une des grottes de
Mogao à Dunhuang en Chine, dont le sujet est
évocateur, puisqu’il s’agit d’un
combat de dieux, une lutte entre deux entités, dont le
corps à corps pourrait
représenter l’union mouvante des contraire, le couple
Yin et Yang… A partir de
cette scène classique, découpée en seize éléments,
s’ouvre la voie de la
reproduction, grâce à la photographie et la photocopie
– plus tard,
l’impression digitale viendra s’ajouter à ces
techniques. Grâce à la
multiplication des segments, exposés sur toute la
surface des murs, le visiteur
est plongé dans une ambiance particulière. L’artiste
peint toutes sortes de
sujets, qu’elle découpe pour leur donner une nouvelle
vie : pousses de
bambou, jardin de pierre, paysage de montagne, îles
peintes sur seize papiers
différents, le blanc du fond, peint sur les papiers de
couleurs, représentant
l’océan et faisant ainsi ressortir la forme des îles,
le support devenant la
surface - ce qui n’est pas sans rappeler le travail du
groupe français
« Support-Surface », formé en 1970 par des
artistes tels Buren,
Hantaï et Viallat, qui utilisent des toiles teintes
découpées et toutes sortes
de matériaux. Par delà les arts plastiques, un autre
Français – et la France
deviendra par la suite le pays d’adoption de
d’Evgenija Demnievska – a élaboré
ce mouvement de « déconstruction ». C’est
effectivement dans les
années 70 que le philosophe Jacques Derrida a l’idée –
d’ailleurs déjà
fondamentale dans la pensée des Cabalistes – de
déconstruire les discours pour
évoquer les glissements de sens infinis d’un
signifiant à l’autre. Déconstruire
pour reconstruire. Evgenija transforme ainsi un
tableau figuratif en une œuvre
abstraite, démultipliée (le factoriel 16 !
permettant des milliards de
combinaisons), où la figure se devine seulement à
travers ses fragments, comme
un puzzle qui, au lieu d’être patiemment construit,
serait éparpillé et dont
les pièces seraient démultipliées pour révéler un
paysage mental. A travers la
multiplication du dessin, grâce à sa
fragmentation et sa recomposition, on passe de
l’achevé à l’inachevé,
rejoignant ainsi, par un biais détourné, une certaine
tradition de la peinture
chinoise. Quant à l’idée de transformation, à l’œuvre
dans la pensée chinoise,
elle soutient les installations et événements de
l’artiste. Si l’esthétique
japonaise et la pensée occidentale, tout
comme les mouvements artistiques contemporains, sont
prégnants dans l’art
d’Evgenija Demnievska, ses origines n’en sont pas
moins présentes, à travers
l’art byzantin, qui se devine par le biais de
certaines thématiques, comme
celle des anges, mais surtout à travers le découpage
des œuvres en carrés, qui
évoque l’art historié recouvrant les parois des
églises, avec des cases
représentant des scènes de la vie du Christ et des
saints, ou encore la
technique des calques avec des pointillés, base des
figures peintes et
permettant la multiplication des modèles. Cependant,
si l’artiste revient au
quadrillage de l’art byzantin, c’est pour le
détourner, pour en défaire l’unité
rigide, qui oblige le regard à se fixer sur les
figures et sur la linéarité du
récit. Les différentes
cultures qui ont influencé l’inspiration
d’Evgenija sont ainsi en interaction dans ses œuvres,
consciemment ou
inconsciemment, tout comme le public qui par la suite
va interagir à partir de
l’impulsion de départ de l’artiste, délaissant son
rôle de récepteur passif
pour participer à l’œuvre. Au début des années
80, revenue en Europe après un séjour
aux Etats-Unis et au Canada, et s’installant
définitivement en France, à Paris,
tout en participant à la vie artistique ex-yougoslave,
Evgenija Demnievska
continue d’explorer les possibilités de la
démultiplication des fragments,
associés à l’utilisation de matériaux variés (tissus,
plastique, etc.). Les
segments reproduits sont mêlés aux morceaux originaux,
ce qui permet d’exposer
dans plusieurs villes en même temps tout en gardant
une trace de l’œuvre
originale avec un carré. A Belgrade, en 1982, à
l’occasion d’une exposition à
la galerie du Centre Culturel de Belgrade, l’artiste
développe encore une
possibilité nouvelle, celle de la participation
d’autres artistes à
l’exposition, qui devient de la sorte un événement,
une action. Les artistes du
mouvement Klokotrizam interviennent ainsi sur l’œuvre,
choisissant de surcroît
de la faire sortir du cadre d’un lieu fermé
d’exposition, en improvisant une
manifestation, tenant chacun à bout de bras un segment
d’œuvre, comme une
pancarte, un artiste vêtu en policier accompagnant le
cortège - clin d’œil
caustique à la surveillance policière qui sévissait à
cette époque en
Yougoslavie comme dans tous les pays du bloc de l’Est.
Cette parade spontanée
dans les rues de Belgrade n’est pas sans évoquer une
manifestation, avec des
panneaux sans écriture, organisée en 1973 à Sao Paulo
par Fred Forest, artiste
français de la Communication. L’événement « Le
blanc envahit la ville »
tentait de mobiliser autrement l’attention du public
et fait écho à une autre
action de l’artiste, qui avait acheté un espace blanc
dans le journal Le
Monde daté du 12 janvier 1972, afin de proposer
aux lecteurs de le remplir,
inversant les rôles du journaliste détenant la
connaissance et du lecteur
passif. Par la suite, tout
comme les actions de Fred Forest, les
événements d’Evgenija Demnievska vont s’élargir au
public en général, par delà
les seuls collègues artistes. En 1989, avec le projet
« Ligne.
Istanbul-Belgrade », dans le cadre de 2e
Biennale d’Istanbul,
où Evgenija représentait la Yougoslavie, des segments
d’une œuvre (un mur de
briques déconstruit, qui annonce étrangement la Chute
du mur de Berlin,
quelques mois avant cet événement historique) invitent
les visiteurs à se
joindre à une performance simultanée, dans les deux
capitales. Tandis que les
participants réinventent l’œuvre à partir de
fragments, les manipulant, créant
différentes variations, des combinaisons multiples,
une œuvre collective
éphémère se dessine, dans laquelle le hasard et
l’énergie du public sont rois.
Evgenija cherche à ouvrir un espace de liberté où
faire entrer le spectateur, à
qui l’on propose de ne plus regarder passivement mais
de s’impliquer, de faire
exister l’œuvre, de la recréer avec sa propre énergie,
son mouvement intérieur,
produisant ainsi avec l’artiste une œuvre plurielle.
L’infini des possibilités
crée un art du possible, d’un potentiel toujours
ouvert. En 1990, elle reprend
ce projet avec cinq villes européennes
(Moscou, Belgrade, Groznjan, Paris et Brest). Le
public est à nouveau invité à
créer quelque chose à partir des segments démultipliés
de papier mural figurant
des briques, et le résultat va consister en des
combinaisons abstraites,
organisées ou désordonnées selon les lieux, collées
sur les murs des galeries
participant au projet ou utilisées autrement,
certaines personnes ayant même
assemblé les segments de papier peint pour
confectionner des costumes et s’en
revêtir. Dans cet art participatif où toutes les
combinaisons et actions sont
permises, permettant un éclatement de l’œuvre, le
hasard et les coïncidences
jouent un rôle important, tout comme dans l’œuvre de
Duchamp, à l’origine de
l’art conceptuel – et, pourrait-on dire, de l’art
contemporain – pour qui le
hasard fait partie du destin de l’œuvre, comme ce sera
le cas pour son
« Grand Verre » brisé accidentellement. Photographiées et
filmées, les performances sont
transmises d’une ville à l’autre grâce à une autre
ligne, moins visible mais
tout aussi réelle, le téléfax, qui renforce la
simultanéité de l’événement,
tout ce réseau de communication repoussant les limites
de l’espace et du temps.
Ainsi, la ligne sépare ou fait lien, elle est
frontière et pont, permettant la
communication.
La ligne invisible,
du téléfax à Internet Telle Pénélope,
Evgenija fait et défait son œuvre et suit
son fil d’Ariane, pour aboutir à l’infini des
possibles que représente
Eurynomé, big-bang créatif permis par Internet encore
à ses débuts, mais qu’une
artiste à l’affut des nouvelles technologies et
surtout de moyens de
communication accrus ne pouvait ignorer. Si le téléphone et le
téléfax font partie des créations
d’Evgenija Demnievska, à l’occasion, par exemple, de
l’Europe des Créateurs au
Grand Palais à Paris où, invitée par l’artiste de la
communication Natan
Karczmar, elle a organisé un événement participatif au
moyen de Téléfax avec la
ville de Ljubljana, c’est l’essor d’Internet, de la
Toile créée par des
myriades de fils invisibles, qui lui a permis
d’organiser un projet à grande
échelle, avec des groupes situés dans de nombreux
pays, proposant des
expositions réelles et virtuelles, en interaction ou
pas, selon les cas. Cette fascination pour
la Toile sera d’ailleurs évoquée
plus tard par une installation vidéo, présentée en
2016 à la Biennale de
Dourdan, où des toiles d’araignée se déploient sur les
murs, symbole de ces
réseaux qui dominent notre monde contemporain. Proche des artistes du
groupe de l'Esthétique de la
Communication créé par Fred Forest et Mario Costa -
qui regroupe des créateurs
comme Natan Karczmar, Roy Ascott, Tom Klinkowstein ou
Jean-Marc Philippe, et
associe le plus souvent nouvelles technologies et
art participatif - sans être toutefois adepte du
« sublime
technologique » prisé par le philosophe italien
Mario Costa, Evgenija est
pleinement une artiste de la communication, pour qui
l’autre est essentiel dans
la création d’une œuvre. Très vite, dès ses années
d’études au Japon et sans se
détacher de l’acte de peindre, elle a élargi les
possibilité d’un tableau en
s’en servant comme d’une matrice, découpée en segments
démultipliés afin d’être
proposés au public, qui pouvait ainsi influer sur la
finalité de l’œuvre,
l’œuvre d’art étant ainsi produite par un collectif
d’artistes ou de visiteurs,
suivant l’impulsion de l’artiste qui donne l’idée ou
la forme de départ, pour
des actions - simultanées ou pas - ayant lieu dans des
villes et des pays
différents… Dans cet esprit, elle collabore à certains
projets en quête
d'ubiquité avec plusieurs artistes dont Natan
Karczmar, qui a eu l’idée
d’organiser ce qu’il nomme des
« vidéocollectifs » à travers le
monde, invitant les habitants à faire le portrait de
leur ville, grâce à des
vidéos de trois minutes – filmées simultanément ou
pas, selon les cas –
présentées ensemble, créant de la sorte une œuvre
collective, un portrait aux
multiples facettes d’une ville, à travers la vidéo ou
l’animation numérique,
mêlant le réel et l’imaginaire pour réaliser une sorte
d’utopie uchronique. Avec Wolfgang Ziemer,
artiste travaillant en Allemagne, à
Cologne et possédant une grande expérience dans la
création et l’organisation
de projets artistiques utilisant les nouvelles
technologies[4],
Evgenija Demnievska crée un réseau de dix villes
européennes (Aix la Chapelle,
Belgrade, Cologne, Modène, Novi Sad, Skopje, Cracovie,
Istanbul, Paris et Sofia)
pour réaliser le projet « Gambit
d’Eurynomé/Chaos en action », réunissant environ
deux cent participants,
interconnectés par le biais d’un espace virtuel, sur
Internet alors à ses
débuts – nous sommes en effet en 1997 et le réseau
commence seulement à se
développer. L’espace virtuel vient ainsi compléter
l’espace mental, le lieu
imaginaire qui s’ajoutait aux lieux réels où se
déroulaient les actions, dans
les événements participatifs précédents. Wolfgang
Ziemer a permis la création
de l’infrastructure technique à l’aide
d’informaticiens d’Aix-la-Chapelle
impliqués dans le domaine artistique. Des actions ont
lieu dans chaque endroit,
et certaines sont organisées simultanément, mettant en
scène l’idée d’une
intelligence collective, d’une création commune à
grande échelle. Une
conscience collective va naître ici car, comme dans
les événements
participatifs précédents, c’est la totalité qui fait
le projet, dépassant son
initiatrice. A travers l’événement
participatif aux accents
rimbaldiens « Je est un autre », second
événement du « Gambit
d’Eurynomé » organisé l’année suivante, la notion
même d’identité est
interrogée, mise en question, l’identité plurielle
englobant l’identité
individuelle dans un projet international où la
multitude des lignes virtuelles
fait lien et où les connections télépathiques semblent
confirmés par les
nouvelles technologies. Le nom même d’Eurynomé suggère
la multitude de
possibilités inhérentes au projet : elle est en
effet la déesse de toutes
choses qui, émergeant nue du Chaos, sépare la mer du
ciel puis danse sur les
vagues et crée avec l’aide du vent le serpent Ophion
qui, s'enroulant autour la
déesse et la fécondant, va donner naissance à l'Œuf
Universel d’où va éclore
l’Univers tout entier.
La ligne, frontière
ou pont - un art engagé Si les liens entre les
participants des différents pays
sont souvent virtuels dans les événements organisés
sur Internet, ils sont en
général tout à fait réels dans la plupart des projets.
Ainsi la vidéo « Tain »
(2011) témoigne d’un moment où les participants
assemblés, tenant dans leurs
mains des miroirs, deviennent les écrans où se reflète
le monde qui les
entoure. A travers la caméra qui enregistre, deux
images se côtoient, celle de
l’événement dans son environnement et celle de
l’environnement reflété par les
miroirs, double facette du visible. C’est comme si les
corps des participants
tenant les miroirs et se reflétant aussi entre eux,
multipliés par les surfaces
réfléchissantes, figuraient eux-aussi la
ligne-surface, limite fragile, fluide,
entre le dedans et le dehors, entre soi et l’autre,
entre le réel et son
double. Le miroir nous ramène
aussi à la « Voie du
miroir » du Shintoïsme japonais. Selon la
légende, Ama Terasu, déesse du
Soleil, ayant subi une grave offense, s’était enfermée
dans la Grotte du
Ciel, faisant ainsi régner la nuit. On a eu
l’idée de placer un miroir près de l’entrée de la
grotte pour la faire regarder
le monde à nouveau - ce qui n’est pas sans évoquer,
comme dans un miroir inversé,
le monde d’ombres décrit par Platon dans la
République, à travers le
« mythe de la caverne ». Le miroir, l’un des
trois trésors du Shinto,
avec l’épée qui divise le fini et l’infini et le
« magatama » en
forme de fœtus qui constitue le flux du non-être dans
l’être, évoque la spirale
exprimée par tama, c’est-à-dire l’énergie qui circule
dans l’univers. L’univers
serait le reflet de l’infini, et l’infini l’image
reflétée, et opposée, de la
vision que nous percevons. Au centre de la spirale se
trouve l’homme, point de
passage entre le microcosme et le macrocosme. Comment
ne pas voir des
similitudes entre cette vision mythique et l’œuvre
d’Evgenija, multiforme et
pourtant traversée par une ligne directrice qui prend
son fondement dans cette
pensée d’Orient qui l’a construite. Par delà le mythe,
cet événement filmé,
avec la musique métallique entêtante qui l’accompagne,
soulève aussi des
questions, nous dit l’artiste, sur ce que nous voyons
et sur ce que nous
croyons voir, sur la façon dont des informations et
des images peuvent être
manipulées, sur nos propres images mentales
confrontées à celles des autres. On retrouve les
miroirs dans une installation présentée
le 10 avril 2011 à la Galerie les Singuliers à Paris,
où des fils rouges
s’enroulent entre les symboles de la radioactivité.
Sang de la mort, sang de la
vie, il s’entremêle, échoué comme les filets vides des
pêcheurs, dans une
installation éphémère dédiée aux victimes actuelles et
futures de la
catastrophe de Fukushima, qui vient d’avoir lieu, un
quart de siècle après
celle de Tchernobyl. Les miroirs nous reflètent, nous
visiteurs qui regardons,
et nous interrogent sur le destin du monde. Dans les vidéos
« In time » (2008) et « Walking »
(2009), qui sont des « happenstances »[5],
c’est-à-dire des événements artistiques composés
d’actions simultanées, se
déroulant ici dans ces deux œuvres dans deux endroits
différents, une connexion
psychique est demandée aux participants qui, cheminant
chacun sur leur ligne
spatiale propre et sur la même ligne temporelle,
pourraient, grâce à
d’heureuses coïncidences, se retrouver au même instant
sur la ligne de
connexion des deux espaces éloignés où ils sont filmés
en train de marcher,
lentement, se concentrant sur la possibilité d’une
rencontre virtuelle, révélée
par la juxtaposition des deux vidéos, qui permet à un
visage de s’associer à
l’arrière d’une tête pour créer un être hybride et
éphémère à qui le hasard
donne vie pour un instant. S’esquissent ainsi des
communions
« télépathiques », des phénomènes de
« synchronicité »
junguienne, qui permettent l’union d’inconnus qui se
rencontrent au fil de
l’eau, le long du lac-frontière (le lac d’Ohrid, entre
la Macédoine et
l’Albanie) sur le point invisible où les films se
croisent. Têtes doubles
également avec les figures de Janus affichées en 2016
sur une façade de la
ville de Montreuil, où réside l’artiste, à la
périphérie de la capitale.
Créations numériques aux lignes enchevêtrées, visage
vert tourné vers le passé,
profil rouge regardant vers le futur, uchronie
incarnée dans un dessin, doubles
visages ressortant sur des carrés blancs ou noirs (à
l’instar des tableaux
découpés), le fond et la forme s’interpénétrant dans
ces visages légers comme
des voiles, qui semblent tissés, enchevêtrement de
lignes à l’image des réseaux
créés par l’Internet. Les vidéos
« Fluid Flux » (2009) font écho,
visuellement, à ces doubles portraits numériques. Des
têtes filmées d’hommes
dans l’une des vidéos et de femmes dans l’autre,
juxtaposées à leur double en
images d’animation, tournent sur elles-mêmes comme des
planètes solitaires,
révélant leurs multiples facettes, exprimées
visuellement par les traits
entremêlés qui dessinent le volume dans leur réalité
virtuelle. Les lignes
enchevêtrées peuvent évoquer les circonvolutions des
dendrites, à l’intérieur
du cerveau, tout comme le réseau de rides qui nous
forge. La ligne rigide entre
les sexes est rendue fluide,
visages d’hommes et de femmes unifiés par leur
transposition numérique, tout
comme dans ces créations numériques rehaussées par des
traits de peinture, à
travers l’image d’un homme qui rêve d’être
« enceint », dont le désir
est évoqué par des cercles et le fantôme d’une femme
lui offrant cette option
dans l’infini des possibles, évoqué aussi par le
clonage ainsi que par le biais
de ces figures d’Adam et d’Eve recouvertes par le
symbole du Yin-Yang pour l’un,
évoquant sa dualité fluctuante, et par le signe de
l’infini pour l’autre. A l’encontre du double
visage paisible de Janus, où l’un
et l’Autre sont réunis, c’est la brutalité sans retour
possible de la guerre
qui est évoquée dans la vidéo intitulée
« Violence » (2010), à
travers un verre de vin cassé avec rage, répandant son
contenu couleur de sang
et dans l’animation « I am right » (2012),
par le biais des symboles
religieux détournés de leur sens originel et mis au
service de fins politiques
et de soif de pouvoir. Les symboles sont dessinés dans
des cercles qui
s’interpénètrent et se détruisent mutuellement tout en
s’autodétruisant,
cassant les cercles harmonieux où ils auraient pu
coexister pacifiquement,
cultures entremêlées. La ligne de la frontière, celle
de la rupture, casse le
cercle d’une perfection possible. Quant à l’installation
avec animation de dessins en noir
et blanc, intitulée « Réfugiés » (2015),
elle apparaît comme la
conséquence des deux vidéos précédentes. Des visages,
projetés sur des tissus
suspendus, comme des écrans démultipliés, à l’instar
des murs auxquels ils sont
confrontés, donnent l’impression d’une multitude qui
avance, foule errante,
théâtre d’ombre et de désespoir en marche vers un
espoir possible, une terre
accueillante où s’arrêter, et où toutes les langues
coexisteraient en paix,
comme dans l’installation « Signes et sons »
(projet commencé en
2009, présenté en 2014 et encore en devenir puisque
l’artiste souhaite en faire
une œuvre interactive) où, dans une ambiance cosmique,
le spectateur est
enveloppé de sons de différentes langues tandis
qu’alphabets et signes se
donnent à voir dans une communion visuelle,
démultipliés dans l’installation
par la réflexion des morceaux de verre qui
transforment l’espace, dans une
tentative de réparer la brutalité de la guerre des
symboles. Et là encore, la
ligne est évoquée en filigrane, puisqu’avec des
signes, ce sont des lignes
d’écriture que l’on esquisse, allant de droite à
gauche ou de gauche à droite
selon les cultures, ou encore en boustrophédon,
spirale de sens inscrite sur la
pierre, le cuir ou le papyrus.
Par delà la ligne Parfois, pourtant, la
ligne disparaît. « Signer le
vide » : avec ce titre énigmatique donné à
un événement qui a eu lieu
en 2016 à Dourdan, en Ile-de-France, loin de ses
installations internationales
à grande échelle, l’artiste incite le visiteur à
réfléchir à ce que signifie
l’art aujourd’hui, tout en l’invitant à participer, de
manière ludique, à son
action. C’est un projet minimaliste qu’Evgenija
propose ici : choisir
une pistache, la manger, puis inscrire ses initiales
sur la coquille vide. Si
l’une des moitiés demeure comme trace de sa
participation au projet, l’autre
est offerte au visiteur, accompagnée d’une coquille
signée par l’auteur. Il est
donc possible pour le visiteur d’acquérir une œuvre
d’art, pour laquelle il
aura été un participant actif, contribuant à cette
création. « Signer le
vide ». Deux termes antinomiques
sont mis face à face, comme les deux morceaux d’une
coque de pistache. Le vide
évoque immédiatement son contraire, Vide et Plein
s’interpénètrent, ne peuvent
exister l’un sans l’autre, tout comme le yin et le
yang. Le vide n’est
considéré comme tel que par rapport au plein. Ici,
c’est le plein qui s’est
transformé en vide, la coquille contenant en creux la
trace de ce qui a été, et
qui s’est transformé, assimilé par le visiteur. La
coquille vide est aussi
mandorle, forme éminemment spirituelle qui évoque
l’art byzantin comme l’art
d’extrême orient. Et en même temps, les coquilles de
pistaches reviennent à la
ligne sans la ligne, puisqu’à travers le double ovale
des coques accolées, l’on
retrouve la spirale de l’infini, la ligne primordiale.
En mangeant la
pistache et en signant la coque vide, le
spectateur devient acteur, partie intégrante de
l’œuvre, qui n’est pas
seulement la chose créée, mais aussi, surtout ici,
l’acte créateur, le souffle
de l’imagination, l’énergie qui pousse à inventer. Le
vide comme métaphore de
l’art sans objet, degré zéro de l’art visible, qui
pourtant est de l’art, puisqu’il
nait d’un concept créé par une artiste. Que signifie
« signer » une œuvre dans l’art
conceptuel ? On peut signer un tableau, une
sculpture, mais comment signer
une idée ? L’artiste et le visiteur deviennent
cosignataires de ce vide,
qui pourtant n’est pas néant et s’inscrit dans une
filiation artistique. Art
éphémère, ludique et philosophique à la fois, auquel
le spectateur est invité à
contribuer en jouant, tout en ayant conscience de la
portée conceptuelle du
projet. Ne pourrait-on pas
glisser ici, également, un
questionnement sur l’œuvre d’art, devenue objet de
consommation parmi
d’autres ? Mais au contraire de l’objet d’art,
objet marchand, qui
n’existe pas sans le regard du spectateur-acheteur,
l’art de la communication,
faisant participer le visiteur en le rendant partie
prenante de l’œuvre et sans
lequel elle ne pourrait se déployer, est au centre du
travail artistique
d’Evgenija Demnievska, pour qui le lien est essentiel.
En guise de conclusion
La création sous
toutes ses formes intéresse l’artiste,
depuis la pomme de terre qui germine (leitmotiv depuis
ses peintures de
jeunesse jusqu’aux vidéos
numériques « ambientales » projetées
le 1er décembre 2016 sur les murs de l’ espace
Escalier à Montreuil), le clonage (dans
ses photographies ludiques, faites
« en passant » avec de petits singes dans
des coquilles d’œufs),
toutes les sortes de types de procréation possibles,
jusqu’à la création
artistique elle-même, entre pulsion ou désir
individuel et collectif, à travers
des œuvres pour la plupart éphémères, des événements
organisés pour arrêter le
temps pour un instant, ce temps évoqué aussi à travers
ces horloges à l’envers,
qui provoquent le regard, incitent à changer le point
de vue et participent de
l’idée d’utopie et uchronie. L’œuvre d’Evgenija
Demnievska navigue entre la tradition
– ou plutôt les traditions, à travers sa triple
culture, balkanique,
occidentale et extrême orientale – et la modernité,
entre la matière dans sa
multiplicité et l’immatériel (ces
« Immatériaux » dont le rôle dans
l’art contemporain est évoqué dans cette exposition
parisienne qui a fait date,
réalisé au Centre Pompidou en 1985), entre je et nous,
entre la représentation
de la nature (plantes, paysages, corps) et les
créations numériques…
S’affranchissant des apprentissages, Evgenija aboutit
à un art singulier qui
questionne la notion d’art elle-même. Visible ou invisible,
dessinée, peinte, révélée en creux
ou objet participant d’une installation, la ligne,
réelle, virtuelle ou imaginaire
qui sépare ou unit, traverse l’œuvre d’Evgenija
Demnievska. Pugnace, désirante,
passionnée, elle est toujours à la recherche de sa
voie multiforme, pour
s’apercevoir à la fin qu’un flux continu, traversé
d’arborescences, où passé,
présent et futur s’entremêlent, un souffle, une
énergie venue d’Orient et
qu’elle a fait sienne, sous-tendent la totalité de sa
production artistique. La ligne traverse le
temps, sous-tend toute son œuvre,
des prémices à nos jours, avec de multiples
variations, un foisonnement de
médias et de manières diverses pourtant portées par
une ligne directrice, comme
une destinée artistique, un destin en spirale, comme
la spirale de l’âme, qui
tourne, accroche toutes sortes de découvertes, mais
revient toujours à son
fondement, à son questionnement premier, évoqué sur
une photographie récente,
faite « en passant », d’une bobine de fil,
symbole minimaliste de
l’ensemble de son œuvre. Anguéliki
Garidis
[2] Didier Anzieu, le fantasme de la
double paroi dans Le Moi-peau,
Paris, Bordas, 1985, Dunod, 1995. [3] Pour
évoquer l’Ecole Huayan ou
Ecole
de la Guirlande Fleurie, l’une des premières
écoles bouddhiques spécifiquement
chinoises, ayant connu son apogée pendant la
dynastie des Tang (618-907). Voir
Anne Cheng, Histoire de la
pensée chinoise, Seuil, Paris, 1997. [4] Comme le
projet international “Artcom
Cologne” organisé en 1986 [5] Le mot Happenstance
vient de l’anglais happen (se
dérouler) + circonstance qui provient d’un heureux
hasard : 1. bonne
chance 2 : par hasard 3 : dans des
circonstances favorables, à un
moment propice, dans une situation chanceuse, 4.
avec succès. Les mots clés des
Happenstances sont la conscience,
l’intuition, la synchronisation, les
coïncidences…
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