écrit à l'occasion de l'exposition (Kunsthalle, Vienne et Rudolphinum, Prague, 1997)
Parmi les multiples
attributs et fonctions de l'Ange, celle qui s'attache
à définir l'identité d'un
être semble primordiale au XXe siècle.
L'Ange devient la figure sans visage sur laquelle
viennent se greffer les interrogations identitaires,
forme creuse où s'inscrivent les fantasmes des
êtres humains, silhouette vide à laquelle
l'identité de chacun peut se mesurer, et dans
laquelle le créateur se projette. Le sexe des anges Les anges masculins
sont à la fois Narcisse et l'être
désiré, idéal de beauté qui
vient se cristalliser dans un nom d'ange.
"L'ange Dargelos", pour Cocteau, redonne vie aux rêves de l'enfance, tandis que "l'ange Heurtebise" évoque la pérennité de ces créatures boiteuses et magnifiques, adorables et terribles. Ces anges multiples apparaissent aussi dans l'oeuvre de Jean Genet, figures repoussantes parce que sans chair , ou images mêmes du désir, anges-amants vigoureux, cruellement beaux. Dans d'autres temps, dans d'autres lieux, les anges "kitsch" de Pierre et Gilles coexistent avec les anges-marins, les anges-soldats de Tsarouchis ou du graveur Tassos, sans toutefois leur ressembler. Et les hommes photographiés par Mapplethorpe, dont la beauté virile est associée parfois avec les symboles chrétiens ou les attributs du diable, sont-ils anges ou démons? Le photographe lui-même, lorsqu'il se représente dans ses autoportraits, se situe-t-il plutôt du côté de ce corps qui s'échappe, s'évanouit, tombe du cadre de la photographie, de ce visage aux traits flous, effacés , comme si cette face venue d'un autre monde ne pouvait être rendue dans toute sa netteté, ou du côté des cornes du diable? Si l'Ange masculin prend
souvent la forme d'une virilité exaltée,
il peut aussi rappeler une adolescence androgyne, plus
proche des modèles de beauté de
l'antiquité grecque, ou d'une figure
chrétienne de l'Ange. C'est le cas du jeune
Tadzio dans La Mort à Venise , ange blond
qui éveille chez le professeur un désir
douloureux qui est comme l'appel d'un autre monde.
Installation/environnement multimedia, 1991. Le Cycle de l'Ange. Dans la constellation du Cygne. Cet infini possible de
l'Ange paraît prendre forme plus
particulièrement chez l'ange-femme, fille de la
femme-Nature. Acrylique sur toile. Courtesy : Galerie Lendl, Graz.
Toutes ces figures
androgynes qui viennent peupler les oeuvres d'art
existent parallèlement à l'androgynie
ambiante que l'on peut remarquer surtout dans les pays
occidentaux, et qui s'inscrit dans l'allure des
musiciens, qui chantent l'Ange et le recréent
dans leur propre corps, dans la silhouette souvent
androgyne des mannequins qui se déploient dans
les défilés de mode, à travers les
vêtements unisex qui donnent aux adolescents et
aux jeunes gens l'apparence d'une enfance
prolongée, sans parler des transsexuels qui,
voulant métamorphoser leur corps, lui donnent la
neutralité douloureuse de l'androgyne.
Corps artificiels Dans la réification
de l'être humain, qui, en apparence, s'oppose
à l'essence angélique, se dessine une
autre forme d'angélisme. La quête de
l'identité, associée à la figure de
l'Ange, se reflète dans l'image de la
poupée, de la marionnette, du mannequin. Et les mannequins, figures
entières ou en morceaux, qui apparaissent souvent
dans l'art contemporain, tels des anges déchus ou
impassibles, en quoi nous révèlent-ils
quelque chose de notre identité? Ne sont-ils pas
mis en scène pour évoquer justement cette
impossibilité de définir sa propre
identité, comme si la notion même
d'identité n'était qu'une construction
imaginaire? Night Show for Angel. Installation / environnement multi-media in situ, 1992.
Mais lorsque les
mannequins apparaissent dans l'oeuvre de Hans
Bellmer ou dans les photographies de Cindy
Sherman, ces corps défaits aux morceaux
épars semblent plus proches du démon que
de l'Ange ; leur apparence sexuelle est exacerbée
comme si l'artifice était plus apte à
représenter le sexe que le corps humain dans sa
chair même.
Les poupées de Hans Bellmer, mères-enfant, figures pré-adolescentes dont le ventre bombé rappelle une femme enceinte, sont contorsionnées, désarticulées, démantelées par l'artiste. Leurs membres, imbriqués les uns dans les autres pour devenir un corps sans tête, dont les quatre jambes s'articulent autour d'un ventre unique, si plein qu'il se suffit à lui-même, évoquent une figure double, deux soeurs siamoises ou un corps presque androgyne dans sa dualité, proche des figures dessinées par Bellmer, dans lesquelles la fusion du masculin et du féminin - le torse devenant un pénis, les testicules servant de poitrine et le gland se fondant avec le sexe féminin - évoque le caractère réversible de l'identité sexuelle. Chez Cindy Sherman, le caractère androgyne des poupées disparaît pour laisser place à des tronçons de corps au sexe irrité, qui se mêlent aux ordures, accentuant le lien qui peut se dessiner entre l'érotisme et la mort. Cependant, si ces mannequins brisés évoquent une traversée du sexe, ce sont les "autoportraits" de l'artiste qui apparaissent comme les effigies d'une poupée vide, sans identité définie, et dont la vacuité apparente accueille une infinité d'identités. Mettant en scène sa propre image à travers ses photos , dans des travestissements toujours différents, la photographe met en cause sa propre identité, ou plutôt, ce que peut signifier l'identité d'une personne, comme si elle-même était cet ange inhabité dans lequel se précipitent nos désirs et nos questionnements. L'artiste se décrit elle-même comme une "couverture patchwork", comme un écran sur lequel se projettent les visages de ces "autres" qui lui permettent à chaque fois d'être autre chose qu'elle même. Et lorsque la photographe se métamorphose en actrice, figeant la silhouette de Marilyn Monroe dans son propre mythe, c'est aussi l'image de la "star" qui est mise en question, cette "étoile" si proche des anges déjà dans l'univers biblique, et vers laquelle s'élancent nos désirs d'être Autre. L'identité perdue Alors que Cindy
Sherman cherche, à travers ses photos,
à se donner des identités multiples, pour
d'autres artistes, la recherche de sa propre
identité se fait à travers la
représentation d'identités
égarées, perdues parfois tout à
fait, et que l'artiste essaie de retrouver et de
reconstituer. Mais de toutes ces figures
anonymes, plus cruellement anonymes encore sont les
morts de l'Holocauste qu'évoque Christian
Boltanski, le plus souvent sans les nommer
explicitement. Et des anges tournent et vacillent dans
son oeuvre, anges-marionnettes, figures d'ailes et de
carton dont l'ombre accompagne le travail fait sur la
mémoire, la tentative d'offrir une
identité posthume à tous ceux qui l'ont
perdue dans l'anonymat des camps de concentration.
L'Ange pour Boltanski est surtout ange de la
Mort, puisque, figurine suspendue entre ciel et terre,
dans certaines installations , il est entouré
d'autres pendus, dépourvus d'ailes, qui, en
projetant leurs ombres, semblent annoncer les
ténèbres. Miroir de nos incertitudes, double insaisissable que nous nous sommes inventé, l'Ange permet de s'interroger à distance sur ce que l'on est comme sur ce que l'on peut être, de s'avancer masqué tout en se dévoilant à travers cette figure creuse aux possibilités multiples, toute spirituelle et qui pourtant peut concentrer en elle les désirs les plus charnels, quand elle n'évoque pas l'horreur de la mort anonyme. ©Anguéliki GARIDIS |