Albertine Trichon, peintre.
Du paysage à la figure humaine, un voyage intérieur
Albertine Trichon, "Les machines à fuir", série Les Inhabitants, 2021, technique mixte sur papier 200 x 300 cm
Le « dehors » a été, pendant de longues
années, le sujet de prédilection d’Albertine Trichon. L’artiste s’est exprimée
par le biais des paysages et des plantes, jardins publics ou privés, comme
isolés du monde, paysages marins ou champêtres, quartiers industriels, où la
figure humaine est absente ou à peine esquissée.
Les limites apparaissent comme un leitmotiv, qu’elles
soient signalées par un cadre rouge ou jaune, comme pour mieux cerner la scène
observée, ou qu’elles constituent le sujet-même du tableau, comme dans la série
de peintures consacrée aux grilles, où l’accent est mis sur le chatoiement des
couleurs, et où les lignes noires découpant les silhouettes colorées tendent
vers une abstraction aux accents impressionnistes.
L’eau, fascinante car elle est à la fois frontière et
passage, en perpétuelle métamorphose, traverse l’œuvre d’Albertine. Les eaux
troubles et jaunâtres du canal, miroir glauque où peine à se refléter la cité
inhabitée, semblent évoquer la solitude intérieure de l’artiste. Elles
deviennent, dans une autre série de tableaux, un bleu paradis où s’ébattent les
amants, corps en liberté qui se déforment au gré des oscillations aquatiques,
dans cet éden tropical où la lumière joue avec l’onde et où Eve joue à
cache-cache avec Adam par téléphone portable interposé. Dans ce jeu de miroirs
déformants, où les visages disparaissent derrière l’appareil qui les dissimule,
l’enfer n’est jamais très loin du paradis.
Albertine Trichon, Jardin tropical, 2018, huile sur toile 45 x 35 cm
Si l’artiste évite de se représenter, effaçant son visage lorsqu’elle esquisse les contours de son corps, c’est dans la silhouette d’une plante gorgée d’eau, qu’elle se projette. L’agave, « immortelle », car tel est son nom grec, est vue sous toutes ses facettes, tandis qu’elle s’élance, feuilles dures, tendues vers leur désir, ou repliées sur elles-mêmes. Elle envahit la toile, ses feuilles, craquelées, déchirées par endroits, sortent du cadre, dépassant les limites qui leur sont imposées. L’artiste peintre, observatrice immobile explorant le monde qui l’entoure, a des affinités avec cette géante, parfois blessée mais résistante, plante discrète et tenace dont les racines s’agrippent à une terre aride et qui se décline d’un tableau à l’autre comme un autoportrait métaphorique.
Albertine Trichon, Agave, 2019, huile sur toile 120 x 90 cm
Il y a quelques mois, un événement extérieur – le
confinement dû à l’épidémie de la covid19 – est venu bouleverser les habitudes
artistiques d’Albertine, et le « dedans » a pris, inopinément, la
place du « dehors ». C’est
ainsi qu’est née la série des « habitants » ou
« in-habitants », qui tentent d’habiter l’espace restreint qu’ils
« sur-occupent », indépendamment de leur volonté. Les humains ne sont
plus des silhouettes se confondant avec la végétation ou les mouvements de
l’eau, mais sont explorés ici avec une loupe grossissante et déformante,
évoquant le mal-être d’une famille. L’homme et la femme cohabitent, mais,
malgré leur nudité affichée, leur esprit ne semble communiquer qu’avec
l’extérieur, donné à voir à travers les écrans de l’ordinateur ou du téléphone
portable, objets transitionnels et obsessionnels que les personnages tiennent
comme une prolongation de leur corps. Tandis que la fille adolescente se
réfugie dans sa bulle virtuelle, le jeune garçon se débat pour faire entrer le
dehors dans l’appartement, s’acharnant à pédaler ou rêvant de grands espaces
sur son vélo de course.
Le paradis végétal luxuriant est remplacé par une
promiscuité où « l’enfer, c’est les autres » et où les relations
humaines se muent en combat. Le corps semble éclater d’un trop plein
d’enfermement, essayant d’échapper aux autres et à lui-même. Le corps confiné
apparaît comme celui d’Alice, écrasée par les murs devenus trop étroits de la
maison où elle s’est glissée après avoir bu la potion magique trouvée sur le
chemin des rêves. On ne voit plus que lui, tordu, défait, déliquescent,
agonisant, visages aux traits durs, grimaçants ou effacés, corps verdâtre,
jaunâtre, semblable à une plante d’appartement qui s’étiole dans l’air vicié,
plongé dans des couleurs acides, comme celles de la ville qui se reflète dans
le miroir glauque du canal. Vision cruelle de ces grands corps malades, d’une
humanité schizophrène s’isolant dans sa bulle de solitude, prise dans les
tentacules des réseaux virtuels qui donnent l’illusion d’ubiquité mais où se
livrent des débats stériles où l’artiste n’entend que des cris. La figure
humaine est revenue, présence étouffante et brutale, dans une promiscuité
terrible où les êtres aimés deviennent envahissants, où chacun mord sur
l’espace vital de l’autre en essayant de trouver le sien par le biais de
l’artifice.
Des grands espaces à l’appartement clos, en passant
par les paradis secrets, le champ visuel s’est rétréci, apportant de nouvelles
possibilités plastiques. Forcée par la situation à se confronter à la
représentation de l’humain, Albertine partage son intimité avec une grande
franchise.
Si ses œuvres de jeunesse contenaient des personnages,
l’artiste a quitté pendant plus de quinze ans la figure humaine, pour explorer
paysages et plantes, entre immobilité et vibrations. Elle est revenue à
l’humain, à son essence, dans un combat avec ses démons nourri par l’étude des
bas-reliefs de la frise du temple d’Apollon à Bassae - qui représentent la
lutte des Grecs contre les Centaures et les Amazones et font écho à ses
origines grecques du côté maternel - avec une plus grande acuité et maturité,
empruntant une voie directe et non plus détournée.
Anguéliki Garidis, août 2021
Albertine Trichon, "l'amour" - Série Les Inhabitants, 2021, acquarelle sur papier, 70 x 55 cm
Albertine Trichon, "No!" - Série Les Inhabitants, 2020-21, encre acrylique sur papier, 210 x 150 cm
Albertine Trichon, agave, 2019, Agave, 2019, huile sur toile 45 x 35 cm