[ Galerie nationale du Jeu de Paume]

 

Sean Scully


( Texte extrait du petit journal mis à la disposition des visiteurs au Jeu de Paume )
Peintre d'origine irlandaise, Sean Scully créé depuis le début des années 70 une oeuvre abstraite, traversée par les questionnements du post-minimalisme. Héritier de l'esthetique sérielle, Scully en refuse le pur formalisme et cherche à "humaniser l'art abstrait" en lui insufflant une qualité émotionnelle spécifique. Incarnation charnelle-"sexuelle", dit volontiers l'artiste- de ses émotions, les tableaux de Scully évoluent vers une monumentalité clairement perceptible dans les oeuvres présentées. Le cycle des Catherine Paintings commence lorsque l'artiste decide de choisir une peinture significative de sa production annuelle et de la dédier à sa femme, Catherine Lee, peintre également. Sans constituer à proprement parler une rétrospective, cet ensemble, conservé par le couple, permet de suivre à grands trait l'évolution du travail de Scully depuis 1979. Les Floating Paintings, qui appartiennent à sa production la plus récente, sont montrées ici pour la première fois.



"Catherine" 1994
Huile sur toile
(© Fred Scruten,Dorothy Zeidman,D.R Jeu de Paume)

Né à Dublin en l945, Sean Scully est issu d'une famille modeste, émigrée en Angleterre en 1949. Encore adolescent, il travaille comme apprenti chez un imprimeur et à 20 ans,il commence des études artistiques au Croydon College of Art de Londres.Après 1968, il poursuit sa formation jusqu'en 1973 à l'Université de Newcastle, dans le nord de l'Angleterre. Au cours de son apprentis-sage,il se familiarise avec les techniques de représentation figurative. Son goût déjà affirme pour la couleur l'amène à s'intéresser aux peintres fauves. Mais la découverte de l'art abstrait, et en particulier de l'expressionnisme abstrait américain, lui ouvre des perspectives qui l'écartent définitivement de la figuration. Scully s'engage alors dans cette voie avec ferveur. "L'art abstrait est l'art spirituel de notre temps", dit l'artiste,qui se nourrit des oeuvres de Rothko ou Mondrian. A ce dernier, dont il admire l'ascese formelle et la quête spirituelle, il emprunte le principe de réduction des moyens picturaux à deux composantes essentielles:la ligne - qui évoluera en bande - et la couleur. Dans sa première exposition personnelle (Londres, 1973), ces éléments sont déclinés en grandes grilles colorées qui révèlent l'influence directe de l'Optical Art et des recherches de Bridget Riley.





"Catherine" 1993
Huile sur toile
(© Fred Scruten,Dorothy Zeidman , D.R Jeu de Paume)


En 1975, après deux ans d'enseignement dans des écoles d'art londoniennes, Scully est affecté par de profonds bouleversements dans sa vie privée, que traduit une série de petits formats intitulée Change. Ayant obtenu une bourse du gouvernement américain, il décide de s'installer a New York.

Cette importante rupture s'accompagne d'un renouvellement radical de son oeuvre. Confronté a la scène artistique américaine, Scully fait table rase de son expérience passée: "J'ai purgé mon travail de tout ce que je pouvais, y compris la couleur- et je me considère comme un coloriste. La seule chose que je ne pouvais supporter d'abandonner était cet élément structurant, fondamental, la bande, ligne, rayure, peu importe. Cette structure visuelle qui m'est très chère. " La structure de la grille ( "caresse visuelle" ) disparaît au profit de la bande dont Scully apprécie la rigueur mais aussi la richesse potentielle: forme simple,complète, elle est aussi fragment lorsqu'elle est utilisée en série.La répétition du motif unifie la surface peinte tout en engendrant rupture et discontinuité. Par ailleurs, à mesure que le travail prend de l'ampleur,elle acquiert une solidité, une qualité architectonique qui autorise des rapprochements avec des éléments architecturaux: échelles, colonnes ou fenêtres.

Les Premières années du séjour américain sont très fortement marquées par l'art minimal, alors prédominant aux Etats-Unis. On retrouve chez Scully l'univers ascétique de Sol Lewitt ou d'Agnes Martin. Adoptant une facture volontairement impersonnelle,Scully dessine au scotch de fines bandes grises ou noires (Catherine de 1979 et l980) sur de grands panneaux qui évoquent les Black Paintings de Frank Stella.Mais en l981,Scully rompt avec ce qu'il appelle le "puritanisme minimaliste " . Refusant la froideur, la deshumanisation de l'art pour l'art, il cherche à donner une qualité emotionnelle à sa peinture.Cette aspiration, qui ne se démentira pas, se traduit d'abord par la mise en cause du principe de planeïte de la peinture. Désormais, Scully ne couvre plus la surface - all over - mais construit le tableau par zones distinctes qui fragmentent la surface ( Catherine de 1981 et 1982). Scully décrit le travail de composition comme une "compétition pour la survie" .Il recherche une confrontation visuelle, entre masses énergétiques qui s'affrontent et s'equilibrent ( Catherine, 1983 ) . A partir de 1982,Scully ajoute à ses toiles des inclusions de bois découpées à la scie. Ce procédé le conduit à composer par assemblage de panneaux: grossièrement juxtaposés, posés en débord ( Catherine, 1984), mis en relief (Catherine, 1985),ils créent une dualité entre hétérogénéité et unité du tableau. Après les inclusions, Scully explore les superpositions.

Des formes flottantes ( Catherine, 1987) dessinent une deuxième ligne mélodique qui modifie la perception du fond. Ce procédé de contrepoint musical est particulièrement frappant avec les motifs d'échiquiers, apparus en 1991. C'est peut-être avec ces structures que Scully se rapproche le plus des échiquiers que Paul Klee a utilisés autour de 1930 comme support pédagogique pour expliciter les notions de rythme et de couleur. Dans les années 80, Scully trouve dans sa vie aux Etats-Unis une sérénité nouvelle. Il devient citoyen américain en 1984 -mais gardera cependant toujours un atelier en Europe- et commence à faire l'objet d'une certaine reconnaissance. Il poursuit son oeuvre en se concentrant sur une autre donnée fondamentale de son travail: la couleur. Plus qu'une simple composante formelle, la couleur est chez Scully, comme chez Rothko, lieu de spiritualité et de méditation. Plus qu'aucun autre élément, elle confère une dimension humaine, ressentie, presque expressionniste à cette peinture. Le choix de la couleur est toujours le reflet du vécu de l'artiste: transcription d'un souvenir-une lumière en Toscane-, jeu d'évocation - une personne chère disparue-ou héraldique personnelle -le jaune, par exemple, couleur des sentiments violents, de la jalousie, du sexe et de la folie. La couleur n'est jamais pure, comme chez Matisse - sur lequel Scully réalise un film en 1992 -, mais trouble et nourrie de réminiscence. Que ce soit au début des années 80, ou Scully fait la part belle aux tons chauds de jaune et de rouge, ou au début des années 90, avec le retour à une plus grande sobriété,le ton est toujours mêlé, saturé de plusieurs couleurs, porteur d'une gravité nostalgique. Même dans les blancs ou les noirs (Catherine de l992 et l993),que Scully considère comme des couleurs absolues, se détecte un travail sensible de variations infimes qui trouve peut-être son origine chez Vélasquez ou chez Manet.

Si la couleur est la chair, la matière est la peau de la surface picturale. La superposition de couches de couleurs et l'utilisation de la peinture a l'huile - "matière imparfaite, à la nature désobéissante" -, permettent la création d'une surface , riche, vibratile,d'ou se dégage ce que Scully appelle "la lumière intérieure ". La dernière couche, qui porte les traces du pinceau, offre au regard une matière brillante, repartie de façon inégale, presque sculptée. La surface, irrégulièrement recouverte, laisse affleurer les couches sous-jacentes et le support. Comme les peintres de la première Renaissance qui peignaient les visages sur une préparation verte (verdaccio), Scully utilise la coloration du fond dans le résultat final, la laissant transparaitre aux jointures des bandes ou dans le coeur de la surface colorée. Le caractère imparfait, artisanal, visible du geste rend évident le processus de création. Proche en cela des réflexions du Process Art, Scully déclaré: " C'est une position morale, éthique; le processus doit être évident dans le résultat et il doit être en relation avec le résultat du travail. " C'est finalement un indice qui incite le spectateur à imaginer le peintre personnellement engagé dans un rituel de fabrication, chaque imperfection de la surface évoquant I'implication physique de l'artiste dans la création.



" Floating Painting Red Triptych "1995
Huile sur aluminium
(© Fred Scruten,Dorothy Zeidman ,D.R Jeu de Paume)

Surfaces sensibles, humanisées, les tableaux de Scully tendent a acquérir une présence monumentale de plus en plus évidente. Dans le choix de ses formats, Scully est passé de l'echelle humaine- les Premières Catherine Paintings sont aux dimensions des bras déployés de l'artiste - à de très grands formats. Parallèlement, I'épaisseur du châssis augmente, doublée par la superposition de panneaux. En 1995, Scully réalise les Floating Paintings, véritable aboutissement de ses recherches sur le relief et le volume. Avec ces caissons métalliques, recouverts de bandes sur trois cotés, la peinture investit réellement le volume. Mais simultanément, avec cette ambiguïté propre à l'oeuvre de Scully, le volume du support disparaît, gommé par la répétition continue des bandes: les différentes faces sont perçues comme une grande surface peinte. Par ailleurs, ce nouvel aspect massif, donné littéralement par le volume, est contrebalancé par le mode de présentation de ces peintures "flottantes". Accrochées au mur, à mi-hauteur, elles semblent aériennes, comme en apesanteur.

Anne Dopffer