Monique Frydman - Les Sombres
Il y a dans les textes de Monique Frydman et le choix éventuel
de ses titres une véritable jubilation à dire la
couleur en substance, matériau premier du peintre ou manifestation
ultime de l'énigme du tableau qui entre ainsi en résonance
poétique avec le monde. Le corps de l'oeuvre appelle cette
traversée des catégories de la langue et des langues,
entre thème et prédicat, taxinomie et toponymie
- litanie paradisiaque des noms d'oiseaux australiens consignés
à Melbourne en 87 - Pourpre, Orpin, Jaune d'or, Jaune
majeur, Sépia, L'ombre du rouge - "l'or, le jaune,
le limon, l'or peint, l'orpiment en chinois, l'ambre, le jaune
de Naples auri pigmentum, le safran" (1) - et d'autres noms
encore, délectables, faisant du titre ce lieu synesthésique
où s'énonce sans s'épuiser l'intensité
physique et la ferveur migratoire des couleurs : L'amande, L'absinthe,
Orbe, Acre, Sienne, Senantes, Nages.
Les Sombres, elles, ne consacrent aucune couleur, quelques
écarts de valeurs sans doute, mais diffus et comme noyés
en un tour elliptique. Les Sombres : c'est ainsi que Monique
Frydman désigne ses dernières toiles, collectivement,
comme les précédentes dames de nage (2)
suites qui forment alors explicitement un corpus. Le même
"stratagème" s'y trouve reconduit, de la couleur
comme accident du relief: relevé à même le
sol d'une jonchée de cordes à l'envers du support,
l'artiste usant de la toile libre comme interface. Mais l'accord
des noirs gris et sanguine actualise un autre déploiement
liminaire, renvoie aux ocres rouges, manganèse ou fusain
d'une palette pariétale. Toile tendue enfin ,érigée
dans une autre dimension, dans la dimension autre de l'abîme,
la roche-tympan des chamanes: tambours voile de pierre.
Les Sombres font d'abord entendre dans leur titre ce "moment
hallucinatoire de vertige et de perte d'équilibre "
(3). Sombres en un sens ,de ce fond revenant que la frontalité
manifeste, que la peinture arrache à la nuit, présence
interdite et mémoire irradiée. Leur nom: Sombres,
trahit pourtant d'infimes variations chromatiques, accords rares
en tous sens. Vert blêmi, opalescent même - lichens
et absinthes - en regard de l'opacité presque glauque
de certains verts abyssaux de 94. Clair suspens qui force l'obscurité
du titre, laisse ouverte son interprétation.
Dans ses Carnets (4), Coleridge s'attache à détailler
les phénomènes physiques d'auréole et de
décomposition prismatique de la couleur et leurs correspondances
internes avec ce qu'il nomme les "Spectres de l'oeil".
Vision en acte, que l'évanescence du monde renvoie à
elle-même et révèle. Il expérimente
les mécanismes de projection ou d'intériorisation
de la couleur vécue dans son changement intime et perpétuel,
réfléchi à son tour dans l'instabilité
confondante des nuages, brouillards, cascades, "vitre emperlée",
cette couleur qui ne se donne jamais qu'émanée,
portée, transverbérée, "impression
obscure' de "l'éveil indistinct d'une Vérité".
C'est de cette obscurité-là, contrariée,
que procèdent Les Sombres. Lumière larvée.
Coleridge formule ainsi cette effusion de la couleur court-circuitant
le langage : "-Idées abstraites - et liens inconscients.!
Les Sombres sont cette intuition réinventée en
termes proprement picturaux. Elles inaugurent en effet un protocole
matériel dont le titre ne dirait rien : le recours à
ce que Monique Frydman appelle des gabarits interposés
puis retirés formant frise redistribuée en réseaux
registres récurrences et résurgences sibyllines;
rehaussant la texture du lin en un tissage monumental de motifs
vrillés, contraction et détente contenues dans
la forme-type; raréfiant le geste pour mieux libérer
les virtualités du médium, pigments et liants dispersés
/ frayés en un vertige épuré d'interférences
et d'écarts. Pour mieux signifier aussi à travers
le déplacement du gabarit la réitération
d'une fréquence dans telle séquence discontinue,
la constitution d'une aire où le peintre déjouant
la gravité, l'espace et le temps trament leurs sortilèges.
Surcroît d'abstraction, le gabarit impose ses détours
arbitraires, se démarque des ondoiements volontiers organiques
des dames de nage.
Il s'y rattache néanmoins puisque s' il désigne
une "forme déterminée ou imposée d'avance
" (5), il relève aussi du lexique maritime et renvoie
ainsi à la référence nautique des "dames
de nage" : "support d'aviron permettant à la
rame de godiller " (6), Comme Si le pivot que constituent
les dames de nage, encore métaphorique du tournant de
l'oeuvre dans les deux séries de 94-95, avait trouvé
son expression littérale et plus systématique dans
le double principe de rotation des gabarits : forme godillante
à son tour prise de tournis: giration au second degré.
Chiffre de la gratuité de la ligne syncopée, sinueuse
insinuée serpentine : reptation baroque. Forme oui, arrêtée
mais fluctuante, déroute infligée, fossile. Prolifération
fluide vérifiant dans son enchevêtrement quelque
incommensurable, irréductible à l'espace de son
déploiement.
Chiffre encore de ce motif par défaut, Cézanne
en proie à ses propres doutes: "le contour me fuit",
ou, joignant le geste des mains entrelacées à la
parole, rappelant l'impératif de "tenir le motif"
: "il ne faut pas qu'il y ait une seule maille trop lâche,
un trou par lequel la lumière s'échappe" (7).
Or c'est précisément ce péril dont le gabarit
des Sombres prend la mesure, desserrant l'étau
de la touche et son intrication avec le motif: mailles trop lâches
et pourtant denses qui tiennent lieu de motif, lignes
sombrées en déshérence- et moins lignes
que contours eux-mêmes contournés, redondants. Dessin
délégué au gabarit, forme en creux fragmentaire
médiate miraculée, dialoguant avec l'empreinte
des cordes (une autre torsion pour mémoire). Formes positives
ou négatives. Lignes par excès ou par défaut,
pression ténue ou (presque) rageuse. Cernes pleins / dé-liés,
démultipliant la perte. Lacs et entrelacs. Substance Essence
en débat. Présence et absence. Signature en boucle,
Sans Sujet; enSoi. Par-delà le peintre, la matière
fait signe. Geste sous-trait.
La figure latente des dames de nage s'est ici absentée.
Nages : c'est le lieu homonyme d'un ressourcement de la peinture,
renvoyant à cette origine fondatrice, lorsqu'après
une interruption de plusieurs années, l'oeuvre personnelle
de Monique Frydman est née "de façon très
narcissique" de la quête d' "une individualité
spirituelle propre à travers la représentation
charnelle et son inlassable questionnement. Mais Si une part
essentielle de la peinture consiste à ériger ce
corps possible dans lequel se construit le sujet, une autre consiste
à "laisser choir beaucoup de choses" pour s'ouvrir
à "une autre conscience de soi " (8) que le
travail délivre. Vocation du peintre à augmenter
l'être. Desserrer l'emprise. Déplacer les contours,
en vue de quelque dépassement.
Ce dessaisissement de soi-même que l'oeuvre requiert, pour
le peintre comme pour le spectateur du tableau, j'y vois l'enjeu
ascétique des Sombres. Le recours au gabarit intensifie
à l'évidence, jusqu'à en faire le sujet
exclusif du tableau, cette "neutralité active"
qui, selon Jabès, détermine le choix du support
ou de l'outil pour le peintre. Il actualise dans la récurrence
de son faux pattern la dynamique de "dépositions"
et d' "enlèvements " (9) à l'oeuvre dans
tout le travail de Monique Frydman, depuis les arrachages-collages
de papiers de soie dès la fin des années 70 jusqu'aux
empreintes de cordages de 94-95. Jamais pourtant elle n'aura
accédé à une telle économie dans
la réalisation ni à l'exclusion aussi radicale
de la figure consubstantielle au tableau. Traquant dans quelque
défaillance décorative le travail déchirant
de la grâce. Quelque évidence enfin solidaire et
plurielle.
L'oeuvre accédant ainsi à une forme temporaire
de dénouement, des inflexions de l'étoffe
- la problématique baroque de la chair qu'évoque
Monique Frydman au sujet de de Kooning - à l'étoffe
même de l'inflexion. Hasarder ici cette hypothèse:
le S manquant de Nage(s) dans le titre générique
de 94-5 ferait retour dans le S final des Sombres sans
pour autant boucler la boucle, signe crypté - "lien
inconscient" dirait Coleridge - de cette double postulation
du peintre traquant dans l'achèvement du tableau l'avènement
des origines et dans son propre accomplissement une conscience
universelle, ou encore dans la pluralité manifeste de
la série la transfiguration d'un corpus. "Lien
inconscient" qui signe le lieu d'une disparition multiple,
la disparition comme seul lieu de naissance. Chiffre en miroir
relayant dans la graphie du titre la triple spirale du gabarit,
"ombre" fléchie entre les deux signes séparés
de sa torsion infinie.
Telles, Les Sombres, Spectres majuscules (veine torse
et retorse) mèches d'une (autre flamme arabesque Circonvoluée
Circuit) des courbes et Stases des fonds formant algues et méandreS
Spasme ancien Peinture de liens Peinture de liants Peinture sur
lin ouvrée ouverte L'oeuvre fléau d'insoluble tendresse.
Stéphane André
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