[Le Reverbere 2 ]


 Thierry Girard

La Route du Tôkaidô

(travail réalisé lors d'une résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto entre avril et juillet 1997)


© T.Girard


Le Tôkaidô la voie de l'Océan de l'Est - joint le Kansai, le pays à l'Ouest des Passes, et sa capitale Kyôtô, à la plaine du Kantô située a l'Est de ces dernières. Là autour du petit port d'Edo, appelé plus tard à devenir Tôkyô, le pouvoir shôgunal des Tokugawa établit sa capitale politique au début du XVIIème siède. Cette voie reliait donc les deux capitales, celle de l'Empereur et celle du Shôgun. La route historique traversait des paysages très divers, longeant le littoral où parfois des degrés avaient été taillés dans les rochers les plus abruptes; exigeant de passer des fleuves ou des bras de mer grâce le plus souvent à des bateaux de pecheurs ou parfois même à dos d'homme; nécessitant de faire face parfois dans des passages montagneux a des conditions climatiques difficiles.

La Route du Tôkaido partait de Nihonbashi, un pont au centre d'Edo, et se terminait 125 ri plus loin (soit un peu moins de 500 km) à Sanjohashi, le pont de la Troisième Rue à Kyôtô. Tel le Codex du Chemin de Saint-Jacques de Cornpostelle, des "guides pratiques" furent bientôt édités précisant la qualité des haltes ainsi que les lieux "à voir", points de vues célèbres, monastères bouddhiques ou sanctuaires shintô essaimés tout au long du chemin.

De nombreux peintres d'estampes tel Utamaro illustrèrent ces guides et ces recueils, mais c'est surtout, à la suite d'Hokusai, les peintres de l'Ukyo-e "images du temps qui passe ou "du monde flottant"- qui donnèrent ses images de noblesse à cette route; et particulièrement Hiroshige qui se rendit célèbre en faisant éditer les vues des cinquante-trois relais du Tokaidô (1834 - 35) cette oeuvre, qui constitue une sorte de référence absolue de l'ukyo-e, évoque au-delà de sa dimension documentaire et narrative, d'une manière légèrement distante et amusée, ce sentiment de la nature cher aux japonais, à travers notamment les épreuves du voyage, le passage des fleuves et des montagnes, le vent, la neige, la pluie.

Aujourd'hui, hormis quelques tronçons sauvegardés, l'aspect originel de cet itinéraire est presque totalement effacé, noyé sous l'expansion urbaine, le béton des autoroutes et les voies du Tôkaido, le train à grande vitesse.

Mon travail s'est depuis longtemps constitué autour de l'idée d'un parcours, contraint par un itinéraire plus ou moins élaboré, et qui se définit comme une expérience de la traversée du monde, à la fois déplacement géographique et voyage intérieur.

Au fil du temps et des pmjets cette approche m'a peu à peu conduit à passer de la transparence du Réel chère à Walker Evans a une conception plus ouvertement métaphorique et poétique, voire philosophique, du paysage, recoupant parfois les territoires d'artistes comme Hamish Fulton ou Werner Hannapel. La traversée du paysage est alors, la marche aidant, confrontation et communion, quête et dépouillement de soi. Mais il m'a toujours semblé nécessaire de compenser ou d'équilibrer cette en-allée sauvage par des moments de distance retrouvée avec les choses où je prends alors en compte ce qui fait aussi la nature d'un paysage, ce qui lui donne souvent son sens, cette épaisseur d'histoires petites et grandes qui le constitue jeux avec la toponyrnie, avec la mémoire des lieux, avec les références littéraires ou picturales qui historicisent un paysage, et qui trouvent une sorte d'aboutissement dans un travail récent effectué entre 1994 et 1996 lors d'un voyage le long du Danuhe où la trame "documentaire" du projet croise et recroise le fil métaphorique du parcours.

La distance et "l'exotisme" aidant, je voulais que cette résidence au Japon me permette de préciser d'une manière un peu plus drastique (ne serait ce que par le choix de la couleur) cette autre dimension, complémentaire, de mon travail, cette tentation du Réel qui n'a jamais été tout à fait absente.

Je me doutais bien qu'en choisissant de refaire la Route du Tôkaidô il y avait fort peu de chances que je retrouve cette relation à la nature et cette part d'austérité que j'ai pu privilégier ailleurs. Mais j'avais justement envie de confronter mon regard à ce continuum urbain, tantôt dense, tantôt lache, qui me permettait de développer une relation de simple sympathie à l'égard de ce monde sans que j'ai besoin de me l'approprier ou d'en faire le territoire d'une intimité intellectuelle ou sensible.

A cet égard l'oeuvre de Hiroshige m'a été particulièrement précieuse. D'abord parce qu'elle m'a servi de guide: j'ai suivi le long de la Route 1 un tracé qui correspond peu ou prou au tracé historique , et j'ai repris le principe des stations m'efforçant de trouver tout au long du trajet des situations qui soient comme une sorte d'actualisation du regard d'Hiroshige. Il ne s'agissait pas pour moi de "rephotographier" d'une manière un peu vaine les points de vue originels d'un paysage aujourd'hui largement disparu - quand il n'a pas été carrément inventé par Hiroshige -' ni de céder, comme nombre d'artistes japonais, à la quête nostalgique des traces du passé, mais de poser un regard contemporain sur ce Japon du quotidien et de l'ordinaire, celui de la plaine entre les grandes villes, à l'écart des sites prestigieux.

Ce faisant j'ai repris quelques leçons esthétiques d'Hiroshige: la composition de certains paysages -étagement, profondeur cette distance respectueuse et parfois un peu ironique à l'égard de petits personnages saisis dans des moments de vie simple, plus ou moins explicites; la présence très aléatoire de quelques objets symboliques etc... Il m'est apparu très vite que ce souci de rester dans une esthétique de la représentation du paysage qui soit très contemporaine, ne faisait que souligner davantage la modennité de cette période de l'Ukyo-e qui me servait de référence.

Les photographies ont été prises entre mai et juillet 1997. J'ai sélectionné 55 photographies qui représentent les 53 stations auxquelles se rajoutent le point de départ à Tokyo (Nihonbashi) et le point d'arrivée à Kyoto (Sanjohashi).



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