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OUKA LELE

Ouka Lele
© Ouka Lele - "Hago un paisaje muy misterioso" 1986
- Agence VU - Paris


Présentation de l'artiste par l'artiste

 

Je suis née dans une famille où le pinceau, l'appareil photos et le montage de petits films en noir et blanc étaient quelque chose de normal. Mes parents furent les premiers à me pousser dans cette voie, toute petite.

Je savais ce que j'allais faire plus tard: peindre, et je rêvais d'inventer des couleurs. Je ne savais pas que j'allais peindre les photos. La photographie m'a accaparée le jour où j'ai pu voir apparaître, comme par magie l'image secrète sur un papier.

Ensuite, le jeu de l'invention des images et le fait de les retenir avec un appareil photo se transforma en une baguette magique pour déchiffrer mon propre langage, puisque les mots ne me suffisaient pas. Images qui sous la caresse profonde de mes amis inséparables : les couleurs et les pinceaux, transmettaient la réalité à mon propre verbe.

Tout le reste fait partie d'un ennuyeux curriculum et d'un gagne-pain, d'amours, de maîtres, de rêves et de miraculeuses expériences comme de s'étirer chaque matin au réveil en ouvrant des yeux nouveaux.

Ouka LELE, octobre 97

 

Ouka Lele
© Ouka Lele - "Blessée comme la brume par le soleil, 1987"

 

Il y a, d'un côté, un nom de scène qui, évident pseudonyme, résonne comme un nom étrange, nom de guerre venu des temps de "la vie branchée".

De l'autre, il y a une belle jeune femme blonde, paisible, douce mère attentive à sa petite Marie. Et, cachant le tout, il y a des images et des couleurs. Presque vingt ans d'images et de couleurs qui nous conduisent vers un monde onirique, flirtant toujours, par le biais de la photographie, avec une réalité sans cesse perturbée, transformée, successivement sublimée et réinventée, déniée et flattée.

Ouka Lele est peintre. Peintre figuratif qui, contrairement à tant d'artistes contemporains qui utilisent la photo pour se situer dans l'histoire de la peinture et pratiquent néanmoins une espèce de pictorialisme, a décidé de peindre, essentiellement à l'aquarelle, ses images en noir et blanc. Elle les crée, grâce à un usage méticuleux du pinceau, des couleurs qui lui conviennent et qui ne sont pas. ce qu'elle déplore visiblement, celles que l'on peut trouver dans la réalité, que la photographie directe devrait s'ingénier à reproduire. Peintre donc, dont le premier travail serait de photographier. Non pas un peintre qui prendrait des notes avec un appareil photo comme il arrive souvent depuis l'invention de l'image, mais un peintre qui. avec l'aide de son appareil, élabore fermement les bases, et le dessin de son futur tableau.

Ainsi, au commencement, est la phase de prise photographique. L'enregistrement mécanique grâce à la combinaison de l'optique et de la chimie. Composition qui résulte de la mise en scène, du côté de l'auteur, de la réalité (portrait, nature morte, paysage, scène de moeurs) qu'elle a décidé de traiter. Cette mise en scène se servira souvent des visions du moment, mues par un sentiment souvent habité par les échos du surréalisme (version espagnole) et par une référence aux échos du classicisme pictural (voir la présence abondante de drapés et de toiles, par exemple). La mise en scène est toujours visible, sensible, souvent exaspérée et même délirante ou illuminée. Mais elle semble s'apparenter au style de travail de nombreux auteurs de cette école dans laquelle les américains ont inclus un peu confusément ceux qu'ils nomment les partisans du "tableau - photographie" : face à l'impossibilité de représenter "justement" ou "fidèlement", comme la photographie prétend le faire croire, la réalité. il faut la réorganiser pour l'image. la distordre au point d'obtenir, paradoxalement. une image de la réalité plus vraie. C'est ainsi que de petits accidents comme un carreau cassé, une flaque d'eau, une prise électrique, d'inquiétantes situations au milieu d'une scène de portrait tranquille, certaines approches du style "machine à coudre et parapluie sur une table de dissection" apporteront à la représentation une vision supplémentaire et obligent le spectateur, même s'il s'en étonne, à se reporter en permanence aux référents du quotidien.

La mise en scène, toujours enregistrée en noir et blanc, a réorganisé le monde par la mise en forme de la composition. L'exercice, souvent amusant, cède maintenant le pas au long travail de la peinture. Il ne s'agit pas ici d'une intervention décorative comme celles que nous connaissons dans le champ de la photographie colorée, de réalisations de mauvais goût et de poésie de "bazar". Non, la mise en scène est un acte de peinture comme le souligne la finition de l'oeuvre qui consiste à vernir l'image peinte. Les plus grands succès sont obtenus, naturellement, quand on ne se rend même pas compte qu'il s'agit d'une photo en noir et blanc mise en couleur, mais qu'on croit qu'il s'agit d'une photographie en couleur qui nous laisse incrédules face aux tonaîités finales. Ces dernières semblent à la fois impossibles à obtenir et réalisables grâce à une finesse du travail telle que, dans la majorité des cas, le travail de la peinture est difficilement appréciable. C'est de ce doute sur l'imagerie que nous contemplons que naît en grande partie la confusion
qui nous envahit. Il est évident que le but final est de finir par obtenir une image singulière et un objet unique : un tableau. Ce qui, pour un peintre, est pa?faitement cohérent!

L'évolution de la palette, ainsi que celle des thématiques,~est intimement liée à la vie et à la trajectoire personnelle d'Ouka Lele. Les premiers "salons de coiffure", avec leurs tonalités vives, leurs flashes, leurs délirants portraits coiffés avec une chaussure, un fer à repasser, un rouleau de film cinématographique, avec des couteaux en forme de "brushing" ou avec la Sainte Famille de Gaudi, montrent à l'évidence une volonté de provoquer, de transformer le monde, d'assumer une forme de "mauvais goût" face aux conventions,
caractéristique des excès nécessaires de "la période branchée", d'une jeunesse affirmant son besoin de liberté après l'étouffement de la glaciation franquiste. L'humour rivalise avec l'extravagant et l'excès avec l'éclat de rire dans une sérieuse pagaille, à la manière collégienne, minant les bases pour faire hurler la bourgeoisie en mantille en lui proposant d'autres accessoires sortis de l'atelier d'une couturière devenue folle. C'est aussi l'époque où, pour sa première exposition (1979), Ouka Lele tapissait Madrid d'autocollants qui proclamaient en lettres noires sur fond jaune fluo "Enfin à Madrid les photographies d'Ouka Lele". En d'autres termes, Almodovar et Sybilla première période.

De cette époque fondatrice qui évoque une fanfare des Beaux-Arts adepte du travestisme, il restera un goût prononcé pour le portrait. Une modalité de portrait qui s'intéresse surtout à la couleur, à l'impact de l'image et qui, même Si la représentation n'hésite pas à se nourrir, parfois, des "accessoires" les plus échevelés. s'interdit de tomber dans le fameux portrait psychologique Si en vogue ces années là en Espagne. Le portrait, d'amis, de modèles, de célébrités à découvrir, de voisins ou d'anonymes, s assume, d'emblée, coinme la vision singulière d'un personnage, celui qui le signe.

Très logiquement suivront, outre quelques autoportraits, les mises en scène de Barcelo, Ceesepe, Sybilla et d'autres, acteurs de la mise en scène espagnole la plus "branchée". Un baiser assisté par des instruments médicaux, un autoportrait avec un coeur de vache sanguinolent ou la mise en perspective mythologique de la fontaine de Cibelles, cèderont la place à des visions plus mystérieuses, plus intimistes aussi c'est alors que les couleurs volontairement criardes vont être remplacées par d'autres, plus tendres, aquarelles plus transparentes, dégradés subtils comme ceux qui font trembler la lumière sur les ailes d'ange de plâtre de "Volaverunt". Plus près de Morandi que de Warhol, la peinture s'est faite docile tandis que les visions s'orientent vers la nature morte, laissant une place de plus en plus grande à la nature et à un écologisme souvent tenté par un panthéisme diffus.

Même Si le travail de portraitiste continue, marqué par des commandes pour des collectionneurs particuliers d'art contemporain ou pour le supplément dominical "La Revue du Monde", un personnage nouveau apparait pour se prêter à de nombreuses compositions. Maria, petite fille blonde que sa mère adore autant dans la vie qu'en photo. Une série de maternités, de scènes d'anges musiciens, un garçon découvrant la sensualité en s enivrant du parfum des roses, mère et fille dans la nature, tous des moments qui rapprochent le personnage réel de ses oeuvres, comme un autoportrait qui, après l'explosion de la jeunesse, se serait calmé en s'interrogeant sur le désir de bonheur et de calme d'une autre époque. Nous pouvons voir apparaître avec humour une colonie de nains de jardin au fond d'un bois, avec des couleurs plus fortes, mais une certaines tranquillité est maintenant venue. il se peut que ça ne soit pas seulement apparent Si nous considérons l'étrange série de grands formats de voiles -ou cierges- sur un insistant premier plan qui provoquent un traitement très particulier de la lumière à la fois irradiante et angoissée. Ouka Lele est toujours peintre. Elle ne se contente pas seulement de faire disparaître le gris de ses photographies sous les colorations motivées par son propre désir, elle dessine également. Mais elle continue d'être une incorrigible rêveuse capable de vous faire partager ses images virtuelles. A dire vrai, je pense qu'elle n'aime pas le monde tel qu'il est et que sa vision du monde, sa poétique personnelle, l'entraînent tout naturellement à se transformer en un démiurge apaisé sans désir de pouvoir. Elle a quitté les temps où, pour commencer, elle détruisait les conventions avec un sourire sarcastique traversé par le besoin d'abattre le snobisme ringard d'une bourgeoisie toute-puissante Elle construit, pour Marie sans doute, autant que pour elle, un univers paisible, où la femme et la nature font bon ménage, et où la vitesse est absente et elle s'abandonne au pastel des visions. Voici une nouvelle spiritualité, de nouvelles lumières, des enfants, un Eden aussi peu probable que les salons de coiffure des débuts. Et inaltérable et généreuse, la volonté de ne pas abandonner le monde à sa noirceur et à son désespoir reste intacte.

Texte de Christian Caujolle, Directeur de l'Agence VU
Préface du catalogue "Ouka lele" Obra Social - Cajo de Madrid. 1997

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