Le tableau laisse à voir une importante surface monochrome, sans
modulation, uniformément bleue. Un cadre, métallique l'entoure
qui supporte dans sa partie inférieure quelques lettres sur une plaque:
I Got The Blue. Le ton est donné, la problématique posée.
Cette oeuvre de 1987 anticipe magistralement le travail le plus récent
de Daniel Bonnal, caractérisé par une radicalisation de son
recours à l'étymologie, et de son souci permanent de la simplification.
Le texte, qui apparaît sur le cadre, informe, nous offre le titre
de la pièce, mais surtout il nous en impose la lecture. Pourtant
la
redondance n'est qu'apparente. Qu'est-ce qu'une surface bleue aurait pu
suggérer ? Quelle(s) image(s) aurait-
elle due(s) nous imposer ? Une étendue d'eau ? Un pan de mur peint
? Un panneau d'affichage détourné ? Que
sais-je encore ? Rien de tout cela. Et l'artiste nous le dit immédiatement,
nous l'écrit même... Nul besoin de chercher le cartel, ce morceau
de carton habituellement placé à coté des uvres pour
nous instruire sur leur nature. Ici, c'est l'uvre elle-même qui nous
renseigne. Nous nous trouvons confrontés à une expression
plastique délibérément non-figurative. Malgré
la narrativité du titre, nous sommes effectivement en présence
d'un travail
non-descriptif. Nous serions tentés de qualifier cette démarche,
usant d'un vocable cher à la linguistique, de performative, c'est-à-
dire qui n'a d'autre référent que sa propre profération.
Daniel Bonnal a réalisé, depuis, un ensemble de travaux
d'une forte cohérence dont le point commun est cette matérialisation
d'un concept, d'une idée, d'une spéculation philosophique.
Aujourd'hui, I'artiste s'affranchit absolument de cette nécessaire
concrétisation. Il se contente de nous présenter des boîtes de conserve supposées contenir le concept ou l'idée convoqués.
Il a ainsi renoncé à mettre en avant son égoïste
représentation, et donne au regardeur toute latitude interprétative.
La Logistique du Doute est le titre d'une production artistique conçue
et développée par Daniel Bonnal, qui doit être comprise
comme un système de diffusion d'idées et d'objets. Elle a
pour fonction de gérer des événements purement virtuels
et d'en assurer le conditionnement. Dans cette logique, la galerie intervient
comme structure promotionnelle et relationnelle, elle agit donc en tant
que dépositaire et distributeur de cette série. Dans ce contexte,
Daniel Bonnal, I'artiste, aime à s'identifier à un individu
au statut social banal, et demande à ne constituer qu'une figure
en retrait. A l'extrême, il pourrait fort bien n'être perçu
que comme un directeur artistique spécialisé dans le packaging.
Il laisse explicitement au regardeur le soin-le devoir dirions-nous-de finir
l'uvre, d'imaginer la matérialité du contenu de ses boîtes.
En fait, Daniel Bonnal, malgré sa volonté expresse de s'abstraire
et de perturber le moins possible la diffusion, la distribution de son oeuvre,
réintroduit son existence physique, sa réalité matérielle
par l'apposition d'une empreinte. L'empreinte de son pouce droit. Comme
pour mieux indiquer la limite ultime à laquelle le praticien consent
à stopper le processus de désincarnation au moment où
il exprimait son désir de s'effacer derrière sa production,
à l'instant même où il prétendait quitter la
pièce, où il affirmait son intention de demeurer sur le seuil.
Yves COTHOUIT