LE TERRITOIRE DU M2 ARTISTIQUE
par PIERRE RESTANY
Passer du concept de m2 ARTISTIQUE au concept du TERRITOIRE du
m2 ARTISTIQUE, ce n'est pas seulement opérer une extension
dans l'espace, c'est-à-dire un développement quantitatif
de la notion, c'est introduire une complexité considérable,
en tous cas extrêmement significative dans ses éléments
et ses paramètres.
Quand FRED FOREST a défini le m2 ARTISTIQUE, il l'a défini
dans l'abstrait à partir d'une volonté méthodologique,
qui constituait sa participation à l'art sociologique.
Comment à partir d'un concept abstrait, peut on arriver
à une notion tangible ? En jouant justement sur les possibilités
de dimension, les possibilités de coloration que peut prendre
le concept abstrait lorsqu'il est défini par rapport à
des termes concrets.
Le m2 ARTISTIQUE, c'était le m2 de la toile, donc, de l'objet
d'art. C'était, en effet aussi, tout simplement, le "non
art" par rapport à cet art. A partir du moment où
l'on jouait sur ce genre de coloration du concept au niveau abstrait,
on a pu arriver à toute une méthodologie de l'action
qui a été celle de FRED FOREST dans le m2 ARTISTIQUE.
Passer du concept de m2 à celui de TERRITOIRE cela implique
des servitudes de départ, qui sont réelles, concrètes,
qui ne sont plus un jeu sur les mots, mais qui sont le passage
d'une abstraction théorique et une pratique engagée.
Je pense que c'est là que se situe véritablement
la charnière de l'opération dans la logique de sa
continuité. Le TERRITOIRE du m2 ARTISTIQUE implique l'insertion
de ce concept de base dans un cadre extrêment complexe ;
celui de la vie à la surface de notre planète. La
surface étant conçue comme le moyen terme, c'est-à-dire
le niveau intermédiaire entre la vie souterraine, la vie
en infrastructure et la vie en super-structure.
A partir du moment où le territoire est conçu comme
une occupation, comme un projet d'aménagement d'une réalité
tangible, il évoque évidemment tous les problèmes
que peuvent susciter ce genre de réalité. A la limite,
on pourrait dire que le TERRITOIRE du m2 ARTISTIQUE se présente
comme la volonté extrême d'une théorie et
d'une mise en pratique d'aménagement du territoire. Il
est certain que le "TERRITOIRE du m2 ARTISTIQUE" est
un TERRITOIRE "SPECIAL". Il a toutes les servitudes
de n'importe quel territoire, mais il a, en plus, des "ambitions"
et une finalité qui détermine toutes les autres,
et devient, en quelque sorte, le lien commun à toutes les
servitudes pratiques. D'abord, il faut trouver un territoire.
Il faut l'organiser comme on organise une concession. Il faut,
ensuite, le diviser en parcelles suffisamment flexibles pour qu'elles
puissent trouver des acquéreurs. Il faut ensuite intéresser
ces acquéreurs à la vie du territoire. Pour tout
cela, il faut créer une administration, et cette administration
doit organiser la vie sur le territoire, non seulement au niveau
de l'aménagement physique, mais aussi de l'aménagement
moral. Finalement, le TERRITOIRE du m2 ARTISTIQUE a acquis une
réalité physique et, dès lors, il suit le
destin de toutes les parcelles spécialisées.
Nous avions parlé, à un moment, de "cimetière
des vivants" et il est bien certain qu'il y a dans cette
idée de concession à perpétuité une
analogie frappante avec le TERRITOIRE, une analogie même
très dynamique. Autre analogie, celle du "zoo".
Par rapport à un jardin zoologique, le m2 ARTISTIQUE peut
être considéré comme un jardin anthropologique.
Quelle est la différence entre un jardin zoologique et
un jardin anthropologique ? Le jardin anthropologique mobilise
sur un espace volontairement réduit et sur lequel le propriétaire
a tout pouvoir, toutes les motivations de l'individu à
partir du moment où il joue le jeu, à partir du
moment où il se sent concerné par ce genre d'occupation
du territoire. Je pense que le m2 ARTISTIQUE est en même
temps une sorte de pile, une sorte d'aimant mobilisateur des énergies
dans le sens de la communication, dans le sens de la coopération,
dans le sens de l'échange. Mais aussi dans le sens de l'auto-réalisation.
Dans le sens de l'épanouissement individuel. C'est cette
dimension qui est la plus spirituellement dynamisante et stimulante
et c'est celle qui sera sans doute, la motivation principale de
la participation du public. Celle sur laquelle il faut jouer de
la façon la plus directe. Il est bien certain que, dans
la mesure où chaque parcelle du territoire occupe un espace
précis, est achetée et a une certaine valeur, elle
crée un rapport, non seulement mercantile, mais aussi,
un rapport d'intérêt intellectuel et affectif entre
le concessionnaire et sa concession. on ne peut pas éviter
ce genre de rapport sans parler de spéculation sur les
terrains, car à ce niveau là, la spéculation
devient purement abstraite.
On passe de la spéculation mercantile à la spéculation
abstraite par la force des choses. Au-delà même du
rapport concessionnaire/concession, il existe encore une marge
et cette marge, c'est la liberté de l'occupant. Cette liberté
de l'occupant se traduit par les possibilités les plus
folles à envisager ; en ce sens, l'administration du territoire
aura des responsabilités et des problèmes imprévisibles
et à la limite peut-être, impossibles à résoudre.
Il y a là aussi, dans ce projet de territoire dont les
bases de départ sont très rigoureuses et tangibles,
une évasion vers l'inconnu. L'administration du territoire
est une administration de gestion, mais si elle peut, à
la rigueur, quand il le faut, dynamiser la vie du territoire,
elle ne peut en bloquer, censurer ou intervenir sur les initiatives
spontanées de la part des concessionnaires des différentes
parcelles.
Voilà l'ouverture vers l'imprévu, vers la spontanéité,
vers la poésie de la vie des êtres en commun, ou
simplement de la vie des êtres tout court. Deux dimensions
coexistent dans cette idée du TERRITOIRE du m2 ARTISTIQUE
: à la fois une dimension de "contraction qui est
celle de la concession géométrique le m2 ou les
multiples du m2 et une dimension "d'expansion". Dimension
de la plénitude, du degré optimum de liberté
que l'on peut exercer sur un aussi petit territoire, phénomène
qui peut être considéré comme un phénomène
respiratoire, c'est-à-dire comme un phénomène
d'inhalation et d'exhaltation. C'est l'image même de la
vie qui est reflêtée dans une certaine mesure par
le miroir d'un musée d'anthropologie.
Plus j'y réfléchis, plus je pense que la vie est
un cycle. Nous avons parfois peur des mots et c'est pour cela
que nous hésitons à employer vis-à-vis d'un
tel système de concession, de gestion et d'administration
le terme de cimetière. C'est pourtant bien ce qu'évoque
ce genre de structure, mais c'est, en même temps, l'expression
la plus évidente d'une revanche de la vie sur la mort.
Ce qui pourrait paraître au départ comme la structure
cadastrale d'un cimetière, finit par s'épanouir
dans un jardin vivant. Le jardin vivant, c'est justement notre
jardin anthropologique. C'est un jardin d'anthropologie dans la
mesure même où les hommes qui entrent dans ce zoo,
y entrent volontairement et non parce-qu'ils y sont forcés
ou capturés comme des singes. Ils y entrent parce-qu'ils
veulent réfléchir sur leur propre condition d'homme.
C'est en quelque sorte, un jardin de méditation au niveau
de l'anthropologie moderne, une méditation libérée
des rites philosophiques qui généralement l'accompagnent.
Tout le monde est libre de voir dans le mètre carré
artistique l'espace Zen d'une méditation sur le territoire.
Ce panorama discursif sur le territoire est loin d'être
exhaustif, mais il est suffisamment large dans ses ouvertures
pour nous faire comprendre combien et comment avec cet impact,
au delà du concept artistique et philosophique qui a été
l'objet de la démarche sociologique de FRED FOREST au départ,
nous entrons désormais dans le vif du sujet : la réalité
même du tissu humain collé à la surface de
la terre. Cette rencontre avec le réel s'identifie au retour
de l'humain à la terre. Le grand enjeu de l'opération
m2 ARTISTIQUE réside dans cette occupation du territoire
sur le plan humain. Plus encore que l'aménagement du territoire,
il s'agit de créer au niveau du m2 artistique, une occupation
humaine, une occupation affective, spirituelle, et je crois que
toutes les données sont intégrées et présentes
dans le projet de FRED FOREST. Nous avons avec lui, la possibilité
de tenter une grande aventure. Une aventure humaine à partir
de bases tangibles, d'autant plus tangibles, qu'lles sont à
la portée de nos mains, à notre mesure ; il s'agit
d'un m2 ARTISTIQUE, et, un m2 reste toujours un m2, même
si il il est multiplié par deux ou par vingt, c'est-à-dire
un espace et une unité de mesure à l'immédiate
portée de l'homme. Je pense que la référence
à ce rapport de proportions en conclusion de mon discours,
ne correspond pas à une réserve ou a un rétrécissement
de ma pensée mais exprime au contraire un cri d'espoir.
C'est dans la mesure où le m2 ARTISTIQUE est lié
à sa dimension humaine et aux motivations réflexes
correspondantes de possession, d'appropriation, de compréhension,
que l'opération territoire a un sens, une vie et un futur.