[ artmag | coups de coeur ]




LES GALERIES ZELKOVA
LE SCORPION & LE SINGE BLANC
46 & 69 Rue Galande, 75005 Paris
Tèl : 01 43 54 98 61




 Le RIRE et le SACRE.
Bouffons Rituels et Folle Sagesse.
Himalaya - Indonésie - Chine

Jusqu'au 26 octobre 2013




Masque de bouffon rituel, bouse de vache, Népal



« Par le Wayang, le public peut atteindre une plus grande conscience et acceptation de son corps, et se faisant, se rapprocher de Dieu ».
Ade Kosasih, Dalang contemporain, cité dans Power Plays, Wayang Golek Theater of West Java, Andrew N.Weintraub

 « Parce que j’ai eu la chance d’avoir ce corps humain… ».
« Ne jamais oublier que nos pieds se posent sur la Terre. »
 Drukpa Kunlay, yogin tantrique tibétain (1455-1529)


Il peut sembler surprenant d'établir un lien entre des manifestations aussi « profanes », selon les conceptions européennes, qu'une mascarade d’allure carnavalesque ou un spectacle de marionnettes - et singulièrement les aspects les plus comiques de ceux-ci - et la Folle Sagesse, une des plus hautes expressions des spiritualités d'Asie.
Mais, tant la présence récurrente de personnages de maîtres spirituels dans les rituels comiques, que le fait que nombre de formes théâtrales se réclament de maîtres spirituels de la Folle Sagesse, ou encore qu'un bouffon théâtral tel que le Semar javanais soit aussi un dieu et un sage, induisent ce lien. Le Vidushaka du théâtre classique indien, parfois considéré comme le doyen et même parfois la source  de tous les bouffons de l’Asie influencé par l’Inde, du Semar javanais aux bouffons chamaniques, est déjà une figure ambivalente, « fou du roi » mais ayant de nombreux traits d’un Sâdhu.
Folle Sagesse et comique bouffon ne se rejoignent pas seulement par l'humour mais même par la teneur de celui-ci, s'inscrivant souvent dans le corporel, le matériel, les aspects les plus aléatoires et contingents de la vie. Non pour les dénigrer, mais au contraire parce que  le spirituel n'y est pas posé comme antithétique de ceux-ci mais comme entretenant des liens constants et nécessaires avec eux. Ils sont considérés comme moyens d'accession à toute transcendance.
Maîtres de la folle Sagesse comme bouffons rituels posent la nécessité d'un métissage entre catégories et de l'intrusion de l'altérité comme sources du vivant mais aussi la dimension spirituelle de toute vie humaine.
 Suivre par une danse d'allure bouffonne le rythme convulsif et apparemment incohérent de la vie, c'est faire d'elle un parcours spirituel, tant pour le bouffon Cepot que pour le fou divin du tantrisme tibétain Drukpa Kunley ou le bouffon « chamanique ».

Le rire du maître spirituel n’est pas si éloigné du rire du public des spectacles rituels.

C’est le caractère « grotesque » de ces objets transitionnels que sont le masque et la marionnette qui fonde leur sacralité en Asie. Parce qu’il fait signe qu’ils ne sont en aucun cas des « choses » imitant la vie, mais de la matière traversée par l'énergie du vivant.

Thomas Nys, commissaire de l'exposition.
Texte extrait du Catalogue de l'expostion (à paraître)





Le clown-dieu Semar
marionnette du théâtre Wayang Golek,  Sunda, Java Ouest (détail)
bois polychrome et matériaux divers




La figure de Semar, entre rire sacré et rire profane.


La danse de Semar

Visitant l’exposition « Le rire et le sacré, bouffons rituels et folle sagesse », présentée aux galeries Zelkova, où masques et marionnettes du Népal, d’Inde, d’Indonésie, de Chine ou du Japon dialoguent dans un chatoiement de matières et de couleurs, une figure a retenu particulièrement mon attention, une marionnette difforme. C’est une marionnette javanaise, plus précisément sundanaise, de la région ouest de Java, une wayang golek faite de bois et de tissu, représentant Semar, le clown, le bouffon du théâtre javanais, plus connu sous sa forme spécifiquement javanaise de théâtre d’ombre. Il a un corps noir et ventru, et son visage est blanc. Dans sa bouche ouverte, une seule dent, et sur son front, une bosse.
Semar et ses trois fils difformes, Bagong, Petruk et Gaseng, sont les Ponokawan, les « amis et conseillers », serviteurs de la caste des ksatriya, des guerriers, dans une société très hiérarchisée. Ils incarnent le peuple et font rire le public. Facétieux et pleins de sagesse, ils usent d’une totale liberté de parole.
Pourtant, au-delà de sa fonction de clown, le personnage de Semar est complexe. Le terme même de ponokawan, combinant pono : « vision claire » et kawan « compagnon », « rusé », évoque la clairvoyance, suggérée par la bosse sur son front, tel un troisième œil, et traduite dans les représentations théâtrales par la dérision. Ni homme, ni femme, à la fois homme et femme, il évoque l’unité des sexes. Sa houppe est celle d’un homme, ses gros seins donnent du lait. Sa bouche rit, tandis que de ses yeux coulent des larmes, en lui se fondent la joie et la tristesse. Homme du peuple, il est considéré en même temps comme l’incarnation de Bathara Ismaya, divinité suprême à Java.
Semar a de grosses fesses, et une disposition incontrôlable à émettre des pets. C’est d’ailleurs à cause de sa boulimie et de sa grossièreté qu’il aurait été exclu des cieux, nous dit le mythe. Il a échoué à Java sur le mont Tidar, et il est devenu le protecteur du lieu, considéré comme le nombril de Java. Figure typiquement javanaise, le personnage de Semar a été intégré aux personnages de l’épopée hindouiste du Mahâbhârata. Il est le serviteur et conseiller des chevaliers Pandawa.
Son visage blanc évoque son esprit pur et sa dent unique un maître qui parle toujours au nom de la seule vérité, tandis que son corps noir, couleur de la terre, à laquelle il est intimement lié, signifie qu’il ne fait rien de mauvais pour atteindre son but. Ses caractéristiques doubles évoquent l’harmonie, qui ne peut exister que dans le mouvement. Danse de Semar, né de l’incertain, danse de la vie.
La marionnette de Semar est particulièrement révérée, gardée à part, enveloppée dans des étoffes, telle l’idole d’un dieu. Quant au dalang, le récitant qui manipule les marionnettes, il intervient lors des cérémonies et des rites de passage traditionnels, et il se voit attribuer des pouvoirs surnaturels.
Le théâtre javanais s’inscrit à la fois dans le registre profane et le registre sacré, et le personnage de Semar plus encore que les autres porte en lui ces deux dimensions. Semar est double et multiforme, comme le théâtre d’ombres, théâtre double, qu’on peut suivre à l’endroit comme à l’envers, devant ou derrière la toile qui constitue l’écran. La représentation est double, deux fois irréelle, les figures de cuir ou de bois colorées prenant de l’autre côté de la toile l’aspect d’ombres immatérielles. Figure du double évoquée en abyme, puisque l’un des fils de Semar, Bagong, est en fait son ombre, son double.


Le désordre sacré   

Figure de l’incertain, de l’insaisissable, de l’ivresse, du rire, comme de la souffrance, incarnation du flou à travers la multiplicité de ses formes, Semar trouble les frontières entre la vérité et le mensonge, le bien et le mal, la vie et la mort. Il apparaît comme un dieu turbulent, à l’instar de Dionysos, dont le rôle dans la naissance du théâtre est souvent évoqué, les rites annuels fêtant la renaissance de la nature devenant représentations théâtrales au pouvoir souvent cathartique. Dieu chthonien, ancré dans sa terre et perçu pourtant comme un « étranger dans la cité », selon les termes de Marcel Detienne, Dionysos est ambigu, souvent représenté comme androgyne. Ambigüité primordiale, portée par un mouvement perpétuel. Danse de  Dionysos, dieu de l’excès, sur les flots couleur de vin, porté par le taureau, à l’assaut de la vie. Dans les fêtes dionysiaques, le mouvement repousse l’immobilité, cavalcade sacrée entre la nuit et le jour, confusion, désordre régénérateur qui évoque le retour cyclique de la vie dans une hésitation joyeuse entre l’animal et l’humain, l’animé et le végétal, le bien et le mal, questionnement incessant.
Le rire énorme de Baubô, mimant avec son sexe un sourire grimaçant pour conjurer l’angoisse, exorciser le deuil de Déméter, a aussi des affinités avec le rire pétaradant de Semar, luttant pour la vérité avec l’arme de la dérision, semblable en cela au clown solaire des Indiens Hopi, clown sacré dont la loi est l’envers, et qui multiplie les pitreries pour donner accès à une autre dimension du réel. Proche des chamanes aussi, chez lesquels domine la recherche du travestissement, et par là-même de l’androgynie. Figures des limites, être des frontières oscillant entre deux identités, deux mondes, vacillant entre le ciel et la terre, les esprits et les hommes, hésitant entre le règne animal, végétal et humain, entre la vie et la mort.
Qu’il soit chamane, clown céleste, fou ou bouffon sacré, moine Zen ou bouddha hilare, par delà les cultures et le nom qui cherche à le définir, cet être des frontières, de la marge, qui hurle ses multiples facettes à l’assistance médusée ou aux « possédés » cherchant la guérison , a toujours la même fonction, celle de questionner sans relâche les certitudes, d’apaiser l’angoisse en provoquant la peur et le rire mêlés.

Messagers ambivalents, qui manient la dérision et la terreur, chamanes-possédés et bouffons sacrés bousculent, inversent l’ordre des choses établies, comme dans le Carnaval médiéval où le désordre, l’inversion et le rire prévalent dans un monde « à l’envers » qui pour quelques jours fait irruption dans l’ordre de la cité. Mais avec le christianisme (et le monothéisme strict en général), où une conception linéaire de l’histoire interdit toute idée de retour cyclique, le rire carnavalesque a perdu sa dimension sacrée. Le carnaval et ses personnages d’inversion, tel Arlequin, le roi bariolé des enfers (l’ancien Hellequin, qui n’est pas sans affinités avec Hermès, le dieu des carrefours, divinité psychopompe, qui, comme les anges, traverse les frontières des mondes des morts et des vivants) apparaissent comme une irruption de l’esprit chamanique dans la cité, mais ont perdu, semble-t-il, tout sens religieux. Le rire, qui pour les chamanes est un moyen de guérison, de régénération, devient ici le but de la fête, à moins qu’il ne soit diabolisé. Porter un masque, se déguiser, est considéré de l’ordre du satanique à certaines périodes du Moyen-âge européen, et Merlin ‘l’enchanteur’ a un rire équivoque à la limite du divin et du diabolique. Pourtant, avec le goliard, vagabond qui prétend personnifier l’idée du Christ-clown, et l’idée d’un autre monde qui renverse les règles et révèle la folie du monde à l’endroit, le rire chamanique pénètre par une brèche dans l’ordre de la cité et le rire du goliard, contrairement au rire de la fête qui contribue à souder la société, apparaît comme véritablement subversif.


Le rire de Karagiöz

Si Arlequin apparaît dans le monde occidental comme un bouffon bariolé, habile à la ruse et se plaisant aux facéties, il est un personnage du théâtre d’ombres de l’Europe orientale qui se rapproche beaucoup de Semar le Javanais : il s’agit de Karagiöz. Ce personnage est issu de cultures ancrées dans le monothéisme (musulmane pour le Karagiöz turc – comme Semar, d’ailleurs, qui, intégré dans la culture polythéiste hindouiste, n’en est pas moins pénétré par l’influence de l’islam à Java -, chrétienne orthodoxe pour le Karaghiozis grec hérité de l’empire ottoman), il n’a pas les attributs sacrés de Semar et il n’est pas androgyne. Il est seulement un homme du peuple, mais sa parole est toujours du côté de la dénonciation, de la vérité quand il ne ruse pas, et son œil noir a quelque chose du regard clairvoyant de Semar. Son long bras articulé qui lui permet de voler et de battre ressemble à celui de son fils, Garang. D’ailleurs, Karagiöz comme Semar a trois fils. Il est chauve et bossu comme Semar le difforme, et dénonce, par le rire, les injustices. Comme l’Arlequin multicolore dans son vêtement maintes fois rapiécé, il est un être de liberté.
Karaghiozis provoque un rire profane, indéniablement, et pourtant, la terreur qu’il provoquait en moi lorsque j’étais petite fille, battant ses fils à grands bruits, donnant des coups dans la toile derrière laquelle étaient maniées les ombres, déformées par le mouvement, n’avait-elle pas quelque chose de la terreur sacrée qui s’empare de l’auditoire, lors des cérémonies chamaniques et des rites de possession ?

Anguéliki Garidis
Texte extrait du Catalogue de l'expostion (à paraîtrre)


Bibliographie :

Sindhunata, La quête de Semar, conte philosophique javanais, collection du Banian, Paris, 2011.
Marcel Detienne, Dionysos mis à mort, Gallimard, Paris, 1977.
Bertrand Hell, Possession et chamanisme. Les maîtres du désordre, Flammarion, Paris, 1999.
Les maîtres du désordre (sous la direction de Jean De Loisy et Bertrand Hell), Catalogue d'exposition, Musée du Quai Branly, Paris, 2012.
Georges Minois, Histoire du rire et de la dérision, Fayard, Paris, 2000.




Figure comique dite « Gambyong » et son acolyte masculin,  
bois polychrome et textile, mascottes du théâtre d’ombres Wayang Kulit,  Java Central





Demi-masque de bouffon, bois polychrome,  
théâtre d’exorcisme, culture Nuo, Chine du Sud




Masque de bouffon rituel, bois, pigment, laine, Népal




Masque de bouffon, bois polychrome,
théâtre Wayang Topeng, Java est