Elisabeth Godfrid Des hommes et des
dieux :
des solitudes solidaires
Évoquant dans une interview son apprentissage du cinéma, Xavier Beauvois tout à la fois acteur, réalisateur, scénariste, y intègre la compréhension que « le véritable sujet d’un film n’est pas forcément celui que l’on voit sur l’écran »1. Ce propos semble largement concerner son dernier long-métrage, Des hommes et des dieux, Grand prix du Jury à Cannes en 2010. L’intensité portée alors par le film revient peut-être tout autant aux valeurs nettement perceptibles à l’image, saluées unanimement par la critique, qu’à leur amont non visible à l’écran, ce moment silencieux, solitaire d’un questionnement d’où elles peuvent naître. « Choses humaines, trop humaines » non lisses, troubles parfois, ambigües, qui n’ont pas la pureté des idéalités, la rationalisation secondaire de leurs discours mais d’où pourtant se fécondent humainement ces valeurs. Les moines cisterciens, dès leur apparition au XIe siècle le savaient bien, parlant de « voie », de « chemin ». Le « désert » pour aller vers les interrogations, et avec elles le possible du lâcher-prise, d’une liberté et d’un choix ; le travail méditatif pour tenter de connaître sa propre vulnérabilité, par là comprendre celle de l’autre et vivre une solidarité. Que ce nom soit « amour », « Dieu », le chemin est celui des hommes, croyants et non croyants. Le titre du film commençant par Des hommes semble le suggérer, et les lignes suivantes le feront elles aussi. Si les critiques ont presque tous mis en exergue les valeurs de communion, de dévouement, de foi en l’humanité, l’article aimerait revenir en deçà de ces qualités pour se tourner vers une solitude humaine à partir de laquelle les choix s’opèrent et ce, dans le clair-obscur d’un homme feuilleté de temps, d’affects différents. De là poser le problème de la différence entre communauté et communautarisme.
Dans l’Algérie de 1996, moment de crise et guerre civile, sept moines français vivant en communauté à Tibhirine sont enlevés et assassinés sans que les meurtriers aient été identifiés avec certitude. Groupe armé islamiste ? Militaires de l’armée algérienne ? En retraçant de façon quasi documentaire la vie des moines, en témoignant du lien amical, du climat de confiance entre eux et les habitants - invitations aux fêtes, marchés partagés, travaux en commun, dispensaire pour tous -, en faisant ressentir la joie, éprouvée par « les frères », de cette vie solidaire entre eux dans le monastère et avec le village, le film prépare d’autant la montée en tension dramatique, l’empathie du spectateur, rendant sensible la difficulté du dilemme posé aux trappistes. Ayant expérimenté une violence intrusive, l’attaque nocturne d’un groupe armé islamiste visant à obtenir médicaments et soins pour leurs blessés, poussés par les autorités locales soit à accepter la protection de l’armée, soit à partir, les moines se retrouvent chacun, seul, face au choix. Rester, vivre sous la menace et risquer la mort, ou partir, tout recommencer ailleurs, ensemble ou séparément.
Quitter le monastère, c’est laisser tout ce qui a été tissé, semé matériellement et spirituellement. Non seulement abandonner les fruits du travail agricole et les ruches, permettant à la fois autarcie, indépendance, essentielle pour des cisterciens, mais aussi échanges avec les villageois - Christian portant au marché le miel -, non seulement fermer le dispensaire où Luc soigne les habitants, mais par là-même rompre les liens issus de ces pratiques concrètes mettant en acte la perspective spirituelle d’un partage par delà les religions, les sectarismes, les différences culturelles. C’est partir d’un lieu où le travail manuel, intellectuel et méditatif, les qualités relationnelles, condensent la visée cistercienne des débuts, celle de Robert de Molesme et Bernard de Clairvaux, cherchant, dans la vie quotidienne même, les voies d’une forme de sérénité propice à la réceptivité, disponibilité, à une ouverture aux hommes et à la nature (marche allègre de Christian dans les bois, Christophe heureux dans le jardin et le potager). Le travail comme valeur, les bénéfices partagés, redistribués, le désir de dépouillement loin des prédations empêchant le partage, la connaissance comme curiosité de soi, de l’autre, son respect rétif à tout prosélytisme (Christian lisant le Coran, manifestant son plaisir de recevoir le livre sur le soufisme). Par la sobriété, - choix des cadrages, esquisse par un plan rapide évitant pathos et didactisme - le film fait passer l’intensité d’un chemin humain dont l’élan rencontre une violence tout aussi humaine. Le corps à corps au lieu de la parole, l’irruption impatiente de la pulsion, la volonté de prise et capture, le ressentiment des groupes armés, les islamistes et les militaires (regard haineux du chef face à la compassion de Christian devant le cadavre du terroriste qu’il avait fait soigner) mais aussi le ressentiment de l’autorité locale leur demandant de partir, né autant du désir de les protéger, de se débarrasser de « l’étranger » que de l’effet d’une colonisation française elle aussi prédatrice. Départ ou non, les moines doivent choisir individuellement et si Christian a déjà fait son choix affirmant une conviction, rester, Jean-Pierre lui rétorque que les moines ne l’ont pas élu pour répondre à leur place. Parole de fermeté, de remise en justice, l’écoute comme respect de chaque homme. Une démocratie est ici en acte. Une interrogation individuelle, un débat intérieur, un choix argumenté public, une délibération tenant compte de chacun. Pas d’adhésion, d’adhérence à l’a priori d’un énoncé unique à valeur de dogme mais un choix personnel opéré dans la solitude. Et c’est dans cette solitude qu’affluent des affects les plus contradictoires 2, mondes multiples, bigarrés, lovés dans la mémoire. Temps différents faisant se côtoyer peur et courage, demandes d’amour et amour de l’autre, infans et maturité. Là palpite en filigrane l’humain dans toute sa force et sa fragilité, « inconsolable et gai » dit Pascal. Cette alchimie profonde tout autant le sujet du film, celui que l’on ne voit pas sur l’écran, mais présent, à peine esquissé, en oblique. Parlant à Caroline Champetier, directrice de la photographie, Xavier Beauvois lui avait dit avant de commencer : « C’est avant tout un film sur l’intelligence ».
Peut-être est-ce là dans ces non-dits aussi forts que les dits, dans cette ellipse et incomplétude où le spectateur s’engouffre, cherchant lui aussi à comprendre, que peut naître l’émotion. Forme d’une générosité cinématographique qui ne bouche pas par du trop-plein, laisse une place à l’autre/au spectateur, une liberté de rentrer dans le film à sa guise sans être dirigé de façon didactique. Intelligence d’un dosage, d’un rythme du vide et du plein. Comme dans les maisons de thé japonaises, « Maison de l’Imparfait », où toujours manque un objet, vide grâce auquel l’invité peut aller à la rencontre du lieu et du moment. Dans cette part laissée au vide se côtoient éthique du cinéma, éthique démocratique, la place laissée à la liberté. Là aussi où l’éthique du film Des hommes et des dieux rencontre celle des moines. Christian ne dit-il pas « La vie, ici, se joue dans la rencontre » ? Les moines chrétiens peuvent rencontrer les villageois musulmans et réciproquement, de laisser précisément entre eux une place vide non comblée par un dogme. Et le choix, partir ou non, le secret débat, se joue aussi dans cette part laissée au vide, dans la peur fomentée par l’inconnu et la déliaison, remettant à vif l’angoisse archaïque, plus ou moins en suspens, à l’égard d’une ouverture humaine où chaque souffle est vulnérable. Hilflosigkeit, dit Freud, la détresse, le sentiment d’être hilflos sans secours, abandonné. « Aide-moi hurle Christophe s’adressant à Jésus, j’en ai marre, c’est ça que tu veux ! ». Retrouvant sa voie dans un poème (celui que lira l’acteur dans sa préparation au film et qu’il choisira de dire après le cri) : « Toi, tu m’entoures, tu m’environnes, tu me cernes, tu m’as embrassé, je t’aime ». Christophe voulait partir, ne pas risquer la mort, il crie dans sa cellule, il restera fidèle à son amour, « environné » par lui, rassuré de pouvoir tenir, d’être tenu, entouré. Et le choix fait, la joie revient. Dans la scène du repas avec Le lac des cygnes, le visage de l’acteur jouant Christophe, Olivier Rabourdin, fait passer superbement toutes les nuances du choix 3, toutes ses temporalités, ses élans, les restes un peu enfouis de l’incertitude, la paix enfin dans la décision, la vie risquant la mort en préférant cette vie liée dans cet amour. Un moment déstabilisé, désorienté – la rupture avec le monastère signifiant une rupture des liens, risque de perdre l’amour sous toutes ses formes, amour de soi, amour des « frères », amour du Christ, respect des villageois – heureux à nouveau de s’être engagé dans un chemin revenant aux sources de son premier engagement. De quel maëlstrom est né son engagement, la question peut rester posée, en suspens dans un clair-obscur ? N'en demeure pas moins qu’il a choisi de de ne pas quitter le monastère et ses « frères ». Est-ce qu’en parlant d’« héroïsme de la foi » on accueille vraiment l’homme Christophe, celui qui a vécu, décrit par Henry Quinson comme « tourmenté, anxieux, colérique, ancien soixante-huitard rebelle, poète (cf la revue Pèlerin) ? Un choix a été fait fécondé de toutes ses facettes, angoisses, contradictions, tensions, élan vers l'autre. Réduire à un « héroïsme », c’est peut-être ne pas accueillir la richesse même de l’humain dans sa polyphonie, plongé dans le bruit et la fureur, vulnérabilité d’une ouverture d’où peut naître la souffrance mais aussi la capacité d’aimer, de s’élancer vers l’autre, l’inconnu. Paul, ancien plombier et pompier, se sent maintenant comme un étranger dans sa famille, les proches devenus lointains.« Personne ne m’attend », dit-il. « Les frères » ensemble, ou la solitude. Il ne partira pas. Interrogé, Michel dit lui aussi que personne ne l'attend nulle part. Luc sait depuis le début qu’il restera. « J’ai trop à faire ici, et puis où irais-je ? ». Vieux et fatigué mais heureux du sentiment d’être utile comme médecin au dispensaire, sans trop d’illusion sur lui et le monde, homme libre, ouvert (beau dialogue sur l’amour avec la jeune fille), courageux dans ses convictions et capable de résister aux assauts de la force. L’humour tranquille. Christian, dans sa fermeté avait répondu au terroriste le sommant d’obéir sans avoir à choisir, « si, on a toujours le choix », courage d’homme qui force le respect de l’autre. Comme Luc il sait dès le début qu’il restera, ne voulant ni la protection d’une armée corrompue, ni se laisser intimider par les groupes armés, islamistes et militaires, ni laisser les habitants du village, ne voulant pas les trahir, les laisser démunis eux-mêmes sous la menace. S’il lui arrivait un jour d’être victime du terrorisme, que tous « se souviennent, écrit-il dans son testament spirituel, que ma vie était donnÉe à Dieu et à ce pays ». Même si Jean-Pierre résiste à sa force de conviction, Christian joue par son autorité et charisme comme référent, et le choix de son sacrifice envisagé, annoncé d’emblée, ne peut rester anodin dans le choix des autres. Il ne force rien mais la barre très haute de ce qu’il vit comme son exigence, non jugeable dans son individualité, est de fait présente, voire culpabilisante dans la pensée de ceux ne désirant pas au départ rester, ou peut-être ne se sentant pas à la hauteur de ce sacrifice, pour lui/pour eux à l’image du Christ. Où se situe la décision de Christian, dans cette imbrication de la générosité, du courage, de la fidélité à sa foi, de l’exigence sublime et de l’image de soi ? Seuls des obsédés de pureté pourraient répondre, voudraient le faire.
« Par la question, dit Maurice Blanchot, nous nous donnons la chose et nous nous donnons le vide qui nous permet de ne pas l’avoir encore ou de l’avoir comme désir » 4. Comment filmer ce vide ? « Comment peindre le vent ? » demande Zao Wou-Ki. Comment rendre par des images ce qui n’en a pas mais qui cinématographiquement ne peut passer que par elles ? L’intensité du film de Xavier Beauvois tient en funambule sur un fil : évoquer, suggérer en amorce. Un cri un soir, un regard qui se trouble, perdu, une peur qui monte, à peine, mais aussi un regard qui s’éclaire, la joie par sa brillance. Dans Nord déjà la prouesse était là. Le jeune homme heureux sur le bateau avec les pêcheurs, une façon fugace de faire sentir le soulagement, loin des cris, l’insouciance retrouvée. Images justes d’un minimax, l’économie contenant l’efficace.
Pour son dernier long-métrage, des hommes sont là dans un monastère, ensemble mais confronté chacun à la solitude, au vide de la question. Le véritable sujet du film est, me semble-t-il, cette solitude, l’amont d’une solidarité, le désir vers elle fait de toutes les constellations de l’humain, ses peurs, sa fragilité mais sa force aussi pour sortir de la jungle, les moyens partagés pour le faire. Les moines, liés par l’amitié, la foi, les travaux en commun, les chants et les rituels trament leur vie dans cette régularité apaisante. De s’interroger comme individu les distancie un temps de ce tissage. Certains désécurisés de s’extraire d’une vie qui les tient dans le maillage de son projet avec tout ses élans, ses peines et ses joies. Dans ce dénuement perturbant, dans ce vide soudain qui déstabilise, s’agitent à nouveau dans les milliards d’autres de leur devenir, les affects d’enfance, ces touches du monde dans un être encore démuni. Mémoire ancienne du corps, oubliée, mais là. « Aide-moi » dit Christophe, parlant au fils de l’homme, venu parler d’amour, ayant crié, disent les écrits, « Mon dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». L’angoisse et la gorge qui rétrécit, le souffle se fait lui-même question, ne passant plus impensé mais venant un à un, l’un après l’autre, dans son incertitude. Luc, lui qui soigne les hommes, oublie son asthme dans la chaleur dilatante d’une lecture et d’une voix. Partir, se retrouver seul ? Partir ensemble et tout recommencer ailleurs ? Ils ont choisi de rester tous ensemble et de risquer la mort. De quoi pour chacun le choix est-il fait ? Demeure seulement pour eux une certitude : ils ne seront pas seuls, chacun veillant sur le souffle de l’autre. Ils partent sous la neige dans l’incertitude du moment de la mort mais dans la certitude de la chaleur d’un bras qui aide, d’une épaule qui soutient. La fraternité est peut-être le nom de cette chaleur qui n’ajoute pas du froid au monde. Chacun avec sa singularité, ses « raisons », ses affects, dans le vide de sa question, a refusé la solitude mais c’est cette solitude qui a donné la possibilité d’une expérience, celle de vivre dans leur corps même, séparés les uns des autres, la valeur d’une co-existence, l’élan faisant pont par l’imaginaire vers l’autre. Valeur de l’aide apaisant l’Hilflosigkeit : « la solidarité » ou le nom du souffle veillé. Ils marchent, s’effacent peu à peu à l’image, ayant en commun leur finitude, ayant expérimenté que la conscience de ce commun, s’il ne déjoue pas la mort, est une force de vie, serait-ce dans les dernières secondes.
Si le film Des hommes et des dieux n’est pas explicitement politique, il l’est dans son non-dit, donnant aux idées de « démocratie » et « solidarité » une valeur en acte ouvrant à la compréhension de ce qu’est une communauté. Communauté qui ne se fonde que dans l’accueil de l’infondé en l’homme, une différence en mouvement, humain divisé par un différentiel rendant possible conscience sensible et sentiment de responsabilité. Non pas l’obéissance sans questions à un dogme blindé imaginé comme un plein sans faille auquel tous s’attacheraient comme tuteur, unité indifférenciée, mais le dispositif pensé accueillant la turbulence des questions, chacun d’abord dans sa solitude, les conditions données ensuite de leurs expressions plurielles avec leurs conflits possibles, dans un lieu où peuvent s’écouter les différences. Ecoute permettant de les entendre comme une musique, avec ses harmonies et dissonances, ses tonalités contrastées, ses effets de résonance : un art des tensions. Là aussi éthique du cinéma, éthique démocratique se côtoient d’être chacune un art musical né de cet accueil d’un entre, intégrant la tension d’un diabolus in musica, à l’instar d’une révolution dans l’histoire de la musique passant d’un régime modal interdisant cet intervalle à un régime tonal qui l’accepte et avec lui une pluralité. Pour les deux, cinéma et démocratie, écoute des différences qui vont composer l’ensemble et le faire vibrer, trouvant dans cette qualité vibratoire ce qui aimante l’auditeur/spectateur, le fait s’émouvoir et rêver. Une mise en résonance d’autant plus intense que la composition justement laisse du jeu, accorde une confiance au vide, à l’invisible, ne cherchant pas à se retourner pour voir comme Orphée 5. « Ecouter son film comme s’il avait une âme », dit Xavier Beauvois. Une âme qui vibre du vide, de cette différence qui la fait respirer. Comme réalisateur, ne cherchant pas à combler, à dévoiler les mystères de l’entre mais plutôt faisant avec, gardant au cœur du film une forme de retenue. D’où souvent, l’alliage étonnant d’un élan romantique mais qui serait pudique. Un bateau a aussi une âme, toutes ses opérations rythmées ensemble, opéra maritime. Par ses jeux de vitesses, sa composition musicale, Peter Weir dans Master and Commander a su magnifiquement donner à son film une âme, un souffle, pour faire sentir en abyme l’âme du bateau, le capitaine Aubrey maître d’œuvre de cette harmonie, travail d’équipe. « Flux, expérience optimale », dirait Mihaly Csikszentmihalyi, qualité d’une fluidité – d’un plaisir – quand l’économie même de ses opérations ensemble concourt à l’intensité maximale. Une communauté monte son projet de com-poser dans les deux sens du terme avec des différences qui sont chacune autant d’expérience, de rapport au monde, rencontre singulière. Vouloir niveler, annuler ce qu’il y a de profondément vital dans ces expériences de vie et de pensée ferait du projet une abstraction non sentie, une coquille vide avec laquelle chacun ne pourrait rentrer en résonance et donc le désinvestirait peu à peu. L’enjeu est alors peut-être d’écouter les différences nées des questions faites dans la solitude, de garder d’elles ce qu’elles recèlent de plus de vie pour tous. À cette condition le projet commun a du souffle, à cette condition le désir donne la force qui va le mettre en train. En ce sens, un projet politique vaut comme spiritualité au quotidien, non pas du religieux comme dogme, mais ce qui, dans le religieux ou non, tend l’élan, la force de vie. Faute de cela, le projet se fait baudruche, sert des intérêts particuliers oublieux de la part des uns et des autres, indifférent à ce qu’est une co-existence. Si le seul commun est la finitude, le projet d’une communauté repose sur la solidarité veillant à chaque vie, à ses moyens d’existence, l’égalité en chances et en droits permettant de les mettre en forme. Invoquer abstraitement une « société d’égalité » réveille les passions ressentimentales, celle d’un désir de niveler les différences, la terreur y conduisant. La déclaration de 1789 parle d’hommes « naissant libres et égaux en droits », celle de 1793 ne parle plus que d’ « égalité ». La devise « Liberté, égalité, fraternité » présente une valeur par l’alliance des trois, donnant sens à chaque idée par résonance réciproque et non isolément, cette implication corrélative permettant de les performer dans leur devenir. La loi égale pour tous, une liberté conditionnée à celle de l'autre, le possible de mener son projet de vie. La création d’une communauté ne se fait pas en gommant les singularités dans le rêve d’un grand Tout, d’une réconciliation enfin des hommes mais dans une conciliation des différences enrichissant l’associativité des imaginaires, la fécondité inventive du projet. La justesse du commun s’y fomente, chacun responsable de sa mise dans une interdépendance humaine formant le niveau supérieur d’où chacun en retour recevra une part. Intelligence collective à l’œuvre dans un film, un bateau, la constitution d’une communauté politique. Dans le film de Xavier Beauvois, c’est la responsabilité de chacun à faire le film qui a contribué à lui donner son souffle. Et il y a dans cette mise en œuvre d’une communauté, de film ou de politique, la possibilité d’exprimer un romantisme inédit, non pas celui nocturne d’une nostalgie mais celui fait des élans, des responsabilités partagées alliant rigueur et enthousiasme, mettant en commun le plus vivant de chacun.
Un communautarisme, au contraire, est mortifère de mettre en commun l’idée unique servant de critère discriminant pour exclure, voire anéantir fanatiquement tous ceux ne s’y rabattant pas. Aucune place aux individus questionneurs et leur solitude, seulement le rêve d’une grande fusion, grande matrice où s’immerger. L’« isme » coupe cela même qui fait une communauté : la valeur de la vie de tous, celle de chaque individu et ce qu’il peut donner à l’ensemble par sa singularité, faisant du politique un art. L’intégrisme quel que soit son lieu et son origine devient pensée de mort de vouloir une pureté intacte ayant peur de la diversité humaine, des individus singuliers les mettant, les remettant en question. Mort, disent-ils aux poseurs de question, censure à cette position d’un questionnement et de son vide mettant « à mal » le Grand Tout indifférencié. Effroi et refus face à cette expérience. « L’expérience, dit Blanchot, le danger même », écart, libre des conditions de stabilité et sécurité, " qui n’est donc pas seulement expérimentation mais expérience de ce qui n’obéit pas à l’ordre régnant de l’expérience, sans prendre la forme d’un nouvel ordre, se tient entre les deux – deux ordres, deux temps, deux systèmes de signification et de langage, épreuve donc de ce qui n’est pas donné ni dans l’arrangement du monde ni dans la forme de l’œuvre et ainsi s’annonce à partir du réel comme désarrangement »6 . Un projet politique qui n’accepte pas ce no man’s land de l’entre, qui ne lâche pas prise pour accueillir les naissances, la fraîcheur de l’inouï issu d’elles, conforte les vieux arrangements et leurs places qui, devenant accaparement, et privilèges, ne concourent pas à la vie de tous. Monter un projet politique implique alors une responsabilité dans les conditions de cet accueil. La différence entre communauté et communautarisme est peut-être là dans cet accueil des naissances qui renouvellent le monde, le transforment.
Les moines de Tibhirine ont voulu garder l’exigence de leur engagement y compris politique, entendant ici comme « politique » cet accueil des naissances, cette pluralité des différences de pensée et de religion, dans l’esprit d’une radicale solidarité humaine. Comprendre qu’ils étaient solidaires entre eux et avec le village est passé par une solitude d’où a émergé le sentiment que l’intensité d’une vie, sa brûlure, pouvait passer, au risque de la mort, par la résistance à ceux qui n’accueillent pas l’entre, le mouvement de naissance. Le film de Xavier Beauvois, dans sa manière même, a témoigné de cette résistance.
1. Cf. l'interview dans Studio Magazine n°18, p. 105. 2. Il y a, me semble-t-il, une ligne commune allant du premier au dernier film de Xavier Beauvois, dans sa capacité à allier en un seul mouvement deux sentiments contradictoires, l’amour et la haine, la demande déçue et l’élan vers l’autre. Scène extraordinaire dans Nord quand le fils prend le fusil pour tuer le père et s’assoit malgré tout à côté de lui pour parler, eux qui ne se parlaient pas. Moment magnifique, dans son acuité, où le fils attend quand même ce qu’il a toujours attendu, de l’amour, de la parole, criant, face au mutisme du père « Mais on a toujours voulu t’aider ! ». 3. Cf. l'interview dans Les Cahiers du cinéma n°659, où Xavier Beauvois, parlant du film de Pierre Granier-Deferre, La Horse, dit : "Je n'ai jamais oublié la scène où Gabin, chez le juge, raconte tellement de choses avec son visage sans décrocher un mot". 4. Cf. Maurice Blanchot, L'entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 14. 5. Forte résonance du film de Xavier Beauvois « N’oublie pas que tu vas mourir », quand le réalisateur ose à la fin l’ellipse de passer sans explication et justification de Benoit dans le train regardant les soldats à Sarajevo. Un vide, un blanc, et pourtant la force de l’effet est maximale. Confiance en l’intelligence du spectateur dans sa capacité d’imaginer ce qui n’est pas sur l’écran. Comme ces tableaux de « montagne et eau » dans la peinture chinoise où le vide joue autant que le plein. 6. Maurice Blanchot, op. cit., p. 612 et 613.
Philosophe au CNRS (Centre de recherche sur les arts et le langage). Dernières parutions : Humour du lâcher-prise, éditions d'Écarts, "Carl Einstein ou la naissance des mondes. Lâcher-prise et subversion poétique", Artmag.com, http://www.artmag.com/events/publicat/einstein.html. À paraître : "Pessoa dans Lisbonne ou l'intime des lieux communs. Spiritualité d'un guide", "La partition inactuelle" (réflexions à partir du film d'Amos Gitaï Devarim), Latitudes n°38.
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